lundi 9 septembre 2013

Les francophones doivent-ils quitter la bibliothèque coloniale ?

«  L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi, à juste titre. Si je leur dis d’aller à l’école, ils iront mais en apprenant ils oublieront, ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ?»

La grande royale, L’aventure Ambigüe

Oh ! Il n’est pas question ici de d’abandonner l’école ou de supprimer le français en tant que langue véhiculaire. Loin s’en faut ! Cheikh Hamidou Kane est suffisamment subtil et clairvoyant pour éviter de mettre dans la bouche de son personnage une idée aussi sommaire et abrupte. C’est l’école en tant qu’ « appareil idéologique », pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci, qui se trouve ici non pas remise en cause mais « problématisée ». Cet exercice intellectuel qui tente de réinvestir la « conscience de classe » dans les rapports de pouvoir qui n’ont jamais cessé de structurer nos relations avec le Nord (pour ne pas dire l’occident) et son entreprise coloniale n’est pas une préoccupation d’époque, une question d’actualité comme on l’insinue souvent dans nos pays francophones. C’est un problème historique.

 Non ! Cheikh Hamidou Kane a réussi la gageure d’identifier une problématique essentielle : Les rapports de domination et de pouvoir véhiculés par le savoir. En ce sens l’auteur de l’aventure Ambigüe reste l’un des précurseurs les plus « prophétiques » de la théorie postcoloniale. Cheikh Hamidou Kane est un philosophe de l’altérité, un mystique de la finitude. Son « essentialisme pragmatique » loin du racisme est une direction importante pour comprendre les enjeux politiques mais surtout culturels qui animent notre situation de colonisé.

Aujourd’hui une comparaison rigoureuse fondée sur des éléments comparatifs inévitables entre les intellectuels  francophones et anglophones montre de façon flagrante non seulement des traditions intellectuelles différentes mais un rapport au colonialisme « honteusement » contradictoire. Il n’ya que dans nos pays francophones où l’on se permet d’isoler les enjeux de développement de la toujours lancinante question coloniale.

 Paradoxalement la théorie postcoloniale est presque née en France nourrie qu’elle est par les écrits de Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Autre paradoxe suprême : Des auteurs francophones comme Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop et Franz Fanon  sont des références incontournables pour des théoriciens du post-colonialisme  « francophones convertis à l’anglophonie » comme le camerounais Achille Mbembe et le congolais Valentin Mudimbe. Ils sont allés chercher dans le monde anglophone non pas la langue mais les valeurs et la tradition intellectuelle de refus. Cette tradition intellectuelle de refus existait dans « le monde francophone » mais il y eut comme solution de continuité, une rupture inexpliquée au moment où dans le monde anglophone le feu intérieur continuait à bruler. Le refus existe dans le monde francophone mais il n’est plus traditionnel, il est devenu marginal et presque pathologique parce que discrédité insidieusement par un pseudo-pacifisme de mauvais aloi et une science prétendument neutre.

 « L’Orientalisme », le texte fondateur des études postcoloniales n’a-t-il pas  été écrit par un anglophone ? L’américano-palestinien Edward Saïd, un passage obligé pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports de domination depuis les origines. Ce grand penseur a « déconstruit la prose coloniale » par son incommensurable érudition littéraire comme le très brulant Aimé Césaire l’avait réussi à travers son réquisitoire « mortel » : « Discours sur le colonialisme ». Nous pouvons en dire autant de l’intellectuel indien Homi K. Bhabha, professeur de littérature anglaise et américaine à l’Université Harvard. Il est à ce jour l’un des théoriciens les plus importants et les plus influents du postcolonialisme. Son ouvrage « Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale » est un texte incontournable pour comprendre les questions actuelles d’identité et d’appartenance nationales. Selon Toni Morrison, prix Nobel de littérature, « Aucune discussion sérieuse sur le postcolonialisme n’est concevable sans se référer à Monsieur Bhabha ». 

Paul Gilroy n’est pas en reste, « Ouvreur d’imaginaire », selon l’expression fleurie d’Achille Mbembe, ce grand garçon en dreadlocks est titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of Economics. Il est l’auteur du fameux « L’Atlantique noir : Modernité et double conscience », l’un des plus grands événements intellectuels de la deuxième moitié du 20ème siècle. Ouvrage étrange mais rigoureux, il s’est distingué dans le monde des idées par sa thèse fondamentale bâtie autour de cette « formation interculturelle et transnationale » qu’il appelle « l’Atlantique noir » qui, pense-t-il, est une partie de la modernité occidentale et africaine à la fois. Ainsi des figures diverses comme Spike Lee, Walter Benjamin, Richard Wright, William Du Bois et même Hegel passent devant nous et forment cette « identité noire » complexe et diverse. Que dire de Madame Gayatri Spivak ? Son fameux livre « Les subalternes peuvent-elles parler ? » est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales  les plus discutés dans le monde depuis vingt-cinq ans » selon Jérôme Vidal. Ce livre qui à l’origine est un article scientifique (109 pages) est un texte difficile, par moments abstrait mais délicieux et éclairant sur les rapports de domination.

Lisez le philosophe « zaïrois » Valentin Mudimbe, l’un des plus grands penseurs africains, l’heureuse expression « sortir de la bibliothèque coloniale » lui appartient d’ailleurs. Penseur de la différence, ses essais, romans et textes poétiques nous révèlent une violence provoquée par la doublure identitaire. Philosophe de l’herméneutique, Mudimbe est à l’Afrique ce qu’Edward Saïd est à l’Amérique. Ils partagent ce grand intérêt qu’ils ont pour l’étude du discours en tant que pouvoir. Professeur à l’université Duke aux USA, une partie de son œuvre prolixe est encore produit en anglais.  
Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Ecrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.

Mais qui a dit que le colonialisme est terminé? Il suffit de lire et d’écouter les intellectuels africains anglophones ou ceux convertis à l’anglophonie pour  comprendre et voir dans toute sa vérité, la mollesse avec laquelle les rapports de domination surtout avec l’ancien pays colonisateur, sont posés avec une légèreté étonnante en « francophonie ». Nicholas Sarkozy n’aurait jamais osé dire son « discours de Dakar » chez les anglophones, même en rêve. D’ailleurs la réponse la plus cinglante vient d’Achille Mbembe qui a défié Sarkozy de dire les mêmes âneries à Accra ou Pretoria, il provoquerait dit-il des émeutes raciales.

Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, objective et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.

Tout compte fait, ce n’est pas la langue française en tant que matière brute qui est en cause. Mongo Béti, un résistant hors pair, a vécu la moitié de sa vie en France. Agrégé de Lettres classiques il a enseigné la langue française dans ce pays. Pourtant il a donné l’image d’un anti-français invétéré mais en vérité il était plus subtil qu’il ne le laissait paraître  Son seul combat, le combat de sa vie était de nous sortir de la bibliothèque coloniale, « la bibliothèque des idées reçues » selon l’expression d’Edward Saïd. Pour nos pays « sous développés » tout doit commencer par là !

Khalifa Touré

776151166/709341367

mardi 3 septembre 2013

Notes de lecture : Gayatri spivak, ou la critique littéraire au service de subalternes









« Les subalternes peuvent-elles parler ?» Je n’ai jamais lu un texte aussi délicieusement assommant que ce livre écrit en 1983 par Gayatri Chakravorty Spivak, éminente théoricienne de la littérature née à Calcutta en Inde en 1942. Elle s’évertue depuis des années à jeter un pont entre la littérature et les sciences sociales, une pratique certes publiquement méconnue dans le monde francophone mais  devenue un terrain obligé pour beaucoup d’intellectuels qui veulent observer, analyser et comprendre les sociétés modernes et contemporaines. Aujourd’hui elle enseigne à l’université Columbia de New York.

Gayatri a battis son puissant texte autour de trois grands moments de critique :
1. La critique de la thématique du sujet tel qu’il est formulé dans la tradition intellectuelle « occidentale ». En prétendant exclure le sujet pour accéder à une plus d’objectivité, de grands savants de l’espace occidentale ont eu la malheureuse surprise de le voir réinvesti. Cette critique du sujet est à l’origine de cette tendance qui est presque devenue une mode surtout chez les spécialistes en sciences sociales de développer un anti-essentialisme méthodologique qui à la longue peut tuer le sujet même et annihiler son « identité ». Ailleurs dans un autre texte polémique Gayatri proposa la notion d’ « essentialisme stratégique », comme formule alternative qui a fait couler beaucoup d’encre. Pour Gayatri il n’ya que chez Derrida et Marx que le sujet est suffisamment décentré.
2.      La représentation du sujet du tiers monde dans le discours occidental subit selon Gayatri un phénomène « scientifique» qui n’est rien moins qu’une violence épistémique. Autrement dit le pouvoir de la science « occidentale » en tant que savoir se fait une représentation, une interprétation erronée du sujet des pays du tiers monde. Cette vision, empruntée à Michel Foucault, Gayatri l’a savamment appliquée aux rapports de domination « occident »/ « tiers monde »
3.      Enfin la discussion autour de la « tradition » du Sati, c’est à dire le sacrifice des veuves en Inde, son abolition par les britanniques et l’interprétation erronée qu’on en fait et qui corrobore l’idée tant défendue « que les subalternes ne peuvent pas parler » même si elles se donnent la mort pour être entendue.

Si l’on a bien compris Gayatri Spivak, on peut dire et affirmer à partir de cette triple critique, que le discours savant en tant qu’instance de pouvoir exerce une violence épistémique sur les subalternes en particulier les femmes. La fabrication et la reproduction des subalternes obéissent à une logique systémique.
« Petit livre »de 109 pages qui, à l’origine, est un article scientifique, il  possède la force magistrale des textes fondateurs. En effet « Les subalternes peuvent-elles parler ?» est presque aussi important  que « L’orientalisme » d’Edward Saïd, un texte quasi mythique, « la bible » de tous les théoriciens et penseurs des études postcoloniales. Vous ne pouvez pas vous imaginer le nombre de commentaires que ce court texte a provoqué dans le monde scientifique depuis sa publication il y a trente ans. Selon Gérôme Vidal qui est l’auteur de cette excellente traduction, la meilleure, parue aux éditions Amsterdam en 2009,  c’est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés dans le monde depuis vingt cinq ans ».
  
Texte polémique et provocateur mais rigoureusement argumenté, difficile et par moments hermétique comme les écrits de Jacques Derrida et Michel Foucault auxquels il fait souvent référence, Gayatri Spivak adopte la déconstruction comme méthode d’interprétation «inventée » par Jacques Derrida pour poser cette question faussement interrogative qui en vérité est une affirmation « Les subalternes peuvent-elles parler ? » Par moments elle pense avec Derrida et par d’autres elle réfléchit contre Michel Foucault sans remettre en cause la conception foucaldienne du savoir comme pouvoir d’interprétation.    
Ce texte philosophique est tellement beau et « difficile » qu’il en arrive à  assommer et emporter le lecteur dans les méandres de la critique littéraire. La grande dame, Gayatri Spivak, qui est une star dans les campus américains a réussi la gageure intellectuelle de faire interroger le sujet féminin qui est le thème central de cet ouvrage mais cette fois-ci avec le vocabulaire de la critique littéraire. Le grand philosophe français Jacques Derrida, qui est beaucoup plus lu par les anglophones, a fini de prouver que la critique littéraire peut rencontrer les thèmes philosophiques les plus aigus.
Il n’y a que dans l’espace francophone que « les littéraires » investissent peu la philosophie politique comme l’ont fait Gayatri Spivak et Edward Saïd. L’on oublie souvent que la notion de « représentation » tant débattue par les juristes et les politologues appartient d’abord aux littéraires qui lui donnent un contenu dramatique à juste titre. C’est la raison pour laquelle le texte de Gayatri a une portée historique sans précédent parce qu’elle dit une chose « grave » : Les subalternes ne peuvent pas êtres représentées quoi qu’on fasse, quelque soit la chose que l’ont dit, ils seront doublement dans l’ombre, muets ou inaudibles. C’est l’intraduisibilité du discours subalterne en conflit avec un autre ainsi que le définie le  critique littéraire Jean François Lyotard dans son ouvrage « Le différend » qui se trouve débattu par Gayatri Spivak dans ce texte étincelant. Les oreilles ne sont pas suffisamment fines pour entendre les subalternes.
Les subalternes surtout les femmes  sont d’autant plus muettes que lorsque  l’on se met à parler en leur nom, il surgit alors une interprétation erronée du message qu’elles énoncent. « Il n’y a pas d’espace où le sujet subalterne sexué peut s’exprimer » dit-elle à la page 100. Aussi peut-on se permettre de poser cette  question étonnante : « Les féministes écoutent-elles les femmes ? » ou bien « Les féministes laissent-elles les femmes parler ? ». Telles sont entre autres les graves questions que ce livre suscite. Il ya de grands moments d’abstraction dans cette œuvre magistrale mais il n’y manque pas de formules heureuses et même ironiques, du genre : « A l’ origine si vous êtes pauvre, noire et femme, vous avez décroché le gros lot », Page 69.
Quoi de plus grave et de plus inquiétant alors, de dire de fort belle manière, en cette période dite de démocratie que « La représentation » n’est pas faisable. Voilà le secret du succès de cette œuvre et son importance dans le champ du postcolonialisme. C’est un texte inquiétant parce qu’elle a inclinaison nietzschéenne en ce sens qu’elle jette un regard oblique sur la question des « subalternes ».
Il faut dire ici que la notion de « subalterne » empruntée à l’intellectuel néo-marxiste italien, Antonio Gramsci n’a pas ce contenu vulgaire « d’opprimés »  que l’on veut lui donner. « Est  subalterne tout ce qui n’a pas accès ou n’a qu’un accès limité à l’impérialisme culturel. Alors qui dira que ce n’est rien d’autre que l’opprimé ? La classe ouvrière est opprimée. Elle n’est pas subalterne. C’est dans la logique du Capital » dit-elle en annexe. Gramsci dirait hégémonie culturelle, d’autres parleront trivialement de « système ». Les féministes et les hommes de gauche sont interpellés par ce texte même si le livre n’est ni un texte féministe ni un manuel de gauche. Ce livre qui est recommandé à tous, a le mérite de s’inscrire dans le vaste champ de renouvellement du savoir.

Khalifa Touré
Animateur du blog « Panorama Critique »
776151166/779341367