lundi 8 décembre 2014

Barack Obama, l’Amérique et la question raciale





« Il n’a jamais agi, ni comme un blanc, ni comme un noir. C’est ça voyez-vous, c’est ça qui a rendu les gens si furieux ! » William Faulkner.

Tels sont les mots énigmatiques que l’écrivain William Faulkner a mis dans la bouche d’un de ses personnages qui s’exprimait ainsi à propos d’un nommé Joe Christmas, accusé peut-être à tort d’avoir tué une femme blanche tout simplement parce qu’il a la peau un peu basané. Il aurait eu, dit-on, une goutte de sang noir. Il n’est ni chien ni loup, donc il inquiète et fait peur à  l’autre. Aux Etats-Unis cela suffit pour faire de vous un noir, même si vous êtes clair, très clair même. La notion de « métis » n’existe pas au Pays de l’Oncle Sam. Le général Colin Powell raconte dans ses mémoires comment il lui était impossible il y a quelques années, d’entrer dans un restaurant pour blancs alors qu’il était colonel de l’Armée américaine. Il était obligé d’envoyer son chauffeur de race blanche, lui faire faire une simple collation. Malgré tout l’Armée américaine a toujours été en avance sur la société quand il s’agit de la  question raciale. Powell était au moins officier supérieur avec un chauffeur de race blanche  dans un pays ségrégationniste. C’est cela le paradoxe américain. Une sorte de schizophrénie sociale qui a toujours cours sous d’autres formes.  Il raconte aussi cet épisode gênant où sa grande sœur qui est plus « claire » que lui, presque une blanche, a invité son petit ami blanc à la maison. Il fallait voir comment ses parents fulminaient, raconte-t-il. Aux États-Unis soit on est blanc soit on est noir. Quant à la chanteuse Maria Carey elle raconte que lorsqu’elle était petite, ses copines de l’école primaire la prenaient pour une blanche jusqu’au jour où elles ont vu ses deux parents.

 Si vous lisez « Lumière d’Août » de William Faulkner d’où est extraite la citation mise en exergue vous serez « définitivement » convaincus que le problème racial aux États-Unis est une question presque « métaphysique ». Elle dépasse de loin la sociologie et l’histoire. L’immense poète africain- américain William Dubois, l’a vite compris, qui a écrit ces mots étincelants : « Le savoir sociologique est si lamentablement inorganisé que la signification du progrès, le sens des mots « vif » et « lent » dans les activités humaines et les limites de la perfectibilité de l’homme, sont comme des sphinx énigmatiques et muets postés sur les rivages de la science. Pourquoi Eschyle a chanté deux mille ans avant que  Shakespeare ne fut né ? Pourquoi la civilisation a fleuri en Europe et périclité en Afrique ? Tant que le monde restera stupidement muet face à ces questions, cette nation devra-t-elle proclamer son ignorance et ses préjugés impies en refusant la liberté et l’égalité des chances à ceux qui font entendre leurs Sorrow Songs jusqu’au trône du Tout-Puissant ! »

Ah que oui Monsieur William Dubois ! Le racisme peut prendre des allures d’une violence folle et inouïe comme on le constate ces dernières années, des situations cocasses, quelques fois inexplicables et tout le temps regrettables. Mais ce qui fait peur surtout c’est l’arrière plan « idéologique » qui préside et offre un décor de fond à des actes criminels innommables comme ceux de Fergusson, New York et bien ailleurs aux USA. La plupart des policiers blancs qui ont tiré sur des jeunes noirs ont reconnu qu’ils ne l’auraient pas fait si « leurs cibles » étaient de race blanche. Ils ont peur des noirs ! La grand-mère maternelle de Barack Obama a reconnu qu’elle a peur des adolescents noirs lorsqu’elle marche dans la rue oubliant qu’elle a laissé chez elle un jeune noir (qui sera président des États-Unis de l’Amérique multiraciale et pluraliste). Cette confession met le doigt sur la lancinante question de l’altérité, la peur de l’autre, fondée essentiellement sur une faiblesse psychologique, un déficit d’éducation, une grave inculture et  une forme non pas d’idiotie mais d’imbécilité au sens propre. L’Imbécilité contemporaine fait mal au monde ! Après les attentats du 11 Septembre un jeune américain croyant se venger, a tiré sur un citoyen américain qui portait le turban des Sikh. Il croyait tuer un musulman puisque tous les musulmans sont des enturbannés dans son imaginaire fabriqué par la presse irresponsable et le Cinéma réducteur.

 A ce propos vous ne pouvez pas imaginer comment une certaine littérature de caniveau et le cinéma surtout hollywoodien de mauvais goût, a « édulcoré », déformé et même modifié l’image des Noirs et des Indiens dans le monde. L’on néglige et même sous-estime à tord la force destructrice d’une iconographie falsifiée des races. Le génial et rebelle Marlon Brando a eu raison en son temps de refuser l’Oscar du meilleur acteur et d’aller se faire représenter par femme déguisée en indienne puisque disait-il « le cinéma a causé beaucoup de torts aux indiens ». L’imagologie tronquée  des nègres et des indiens a sans nul doute informé de façon désastreuse les comportements des sujets blancs vis-à-vis des noirs en l’occurrence. Il faut à la vérité dire que « les noirs » ont parfois joué le jeu pensant naïvement que c’est un simple jeu. Même la Black-exploitation, cette grande industrie et surtout courant cinématographique pan-nègre qui aujourd’hui, est l’une des principales sources d’inspiration d’un cinéaste blanc comme Quentin Tarentino, n’a pas réussi à infléchir la tendance racialiste. Les noirs sont en général grands, costauds, forts, comiques, des dealers qui meurent très vite au cinéma. Dans un film Hollywoodien le premier à mourir est un noir, en général.  Sauf le plus talentueux des acteurs noirs, Forest Whitaker,  le plus bancable Denzel Washington et le plus sage, Morgan Freeman. Exceptions entre quelques autres, qui confirment la règle. Spike Lee, le cinéaste africain-américain le plus populaire est resté muet, artistiquement parlant, depuis quelques années.  L’acteur Johnny Depp exagère peut-être lorsqu’il écrit : « Le sang qui coule dans mes veines a des origines très diverses : irlandaise, allemande mais aussi indienne. Mon grand-père dont j’étais très proche et qui est mort quand j’avais sept ans, était Cherokee…Aux Etats-Unis, presque tout le monde peut dire : « Oh, moi aussi j’ai du sang indien. »Parfois c’est vrai, parfois non ; peu importe. Ce que je trouve intéressant dans le fait d’avoir du sang indien dans les veines, c’est qu’il ya de fortes chances pour que, quelque part, dans votre généalogie, vous soyez le résultat d’un viol. Que l’un de vos grands-parents ait participé à cette invasion horrible, à ces actes barbares qui ont été commis et qui font qu’une femme indienne, qui se trouve être votre aïeule, a été violentée au cours de ces 150 ou 200 ans. Il y a eu agression et cette violence-là se transmet forcément de génération en génération. Ce qui explique peut-être la rage qui habite ce pays aujourd’hui et qu’on ne peut pas maitriser. Je n’ai pris conscience de ça que récemment. Bien après m’être fait ce tatouage sur le bras. Mais à voir les tueries, fusillades et attentats fréquents aux USA on dira qu’il ya une part de vérité dans ce qu’il dit même si l’on n’est pas adepte de l’atavisme.

Mais à dire vrai, il ya à se demander par quelles voies des philosophes comme William Faulkner ou Dubois  passent-ils pour saisir l’essence et la raison d’un phénomène aussi étrange que le racisme. Lorsque la folie s’empare des hommes et que le petit malin prend le visage de l’homme traqué, alors c’est le début de la fin. Le problème des sociétés modernes comme celle des États-Unis c’est la difficulté à distinguer ce qui relève du consensus moral et  les exigences d’un vivre-ensemble fondé sur des impératifs catégoriques universels. En effet une société peut accepter de façon consensuelle le port libre des armes à feu et leur usage abusif sans que cela relève du Bien. On oublie souvent que les USA sont une société profondément individualiste et que la plupart des philosophes américains (à part John Rawls et ses disciples)  sont des adeptes de l’utilitarisme qui veut que ce qui est juste ne soit pas forcément ce qui est bien. Les américains ont tendance à séparer le Bien du Juste. C’est cela le pragmatisme ! La déontologie au sens philosophique du mot n’a pas cours chez eux. C’est plutôt le règne de la spéléologie. Remarquez cette obsession bien américaine pour la procédure judiciaire !  Lorsqu’un policier américain tire à deux reprises en l’air, vous avez intérêt à lever les deux bras, sinon la troisième balle sera pour vous ! Le monde entier a vu la vidéo  du malheureux citoyen Africain-Américain Eric Garner mort étranglé publiquement après avoir été arrêté par une nuée  de policiers blancs. Le plus sidérant c’est que le policier incriminé a été innocenté par un grand jury. Tout cela relève de la procédure. Ils se disent certainement que Garner a été arrêté régulièrement.

 Il n’ya pas longtemps un brillant universitaire africain-américain ancien collègue de Barack Obama s’est vu menotté et violenté par de jeunes policiers blancs qui ont été alertés par une voisine qui a cru avoir affaire à un cambrioleur parce qu’elle a aperçu un noir.  L’affaire a provoqué l’émoi à travers tout le pays et il a même été reproché à Obama d’avoir pris la défense de son ami. L’extrême militarisation de la police américaine et la formation défectueuse de certains policiers expliquent les forfaits commis. Les États-Unis sont l’un des rares pays développés où vous pouvez trouver « un policier  qui sait à peine lire ».

Aux États-Unis la plupart des  noirs sont des visages sans nom, on ne les reconnait pas, on ne les voit pas, ils sont invisibles. Tous les noirs se ressemblent. On ne voit même pas la couleur de leurs  habits. L’essentiel est qu’ils sont habillés comme un noir, parlent comme un noir, dansent comme un noir. La religion est faite ! Je vous renvoie à ce fameux documentaire « Un coupable Idéal ». L’accusateur dans cette histoire sidérante a confondu un jeune noir filiforme, type soudano-sahélien à un noir plus grand et trapu. L’essentiel pour lui est qu’il a vu un noir. Mais le problème aujourd’hui n’est pas le fait d’être noir mais c’est l’hésitation, la peur et même le refus d’en faire un facteur heuristique, un élément explicatif. Le meurtre impuni de Michael Brown et les émeutes y consécutives  à Fergusson,   expliquent beaucoup de choses. Allez dire à Barack Obama que le fait d’être noir ou blanc aux États-Unis  n’a plus de sens ! Il a tort de répondre du nom de Barack Obama, malgré son élection triomphale. On ne le dit pas, mais l’élection de Barack Obama a réveillé de vieilles rancœurs raciales. Il aurait dû se nommer John Brown ou Fred Wilson. Même un nom « douloureux » comme Byron Mc Intire ferait l’affaire. Du moins c’est le point de vue d’un de ses proches conseillers qui n’hésitent pas à le dire à qui veut l’entendre. Aujourd’hui personne ne veut l’entendre à part quelques téméraires qui n’hésitent pas à avancer des raisons « chromatiques » au mystère de « l’impopularité brutale » de Barack Obama. Aux Usa il existe un plafond racial, un seuil indépassable pour toutes les minorités qu’elles soient raciales ou non. Obama a atteint l’horizon social de sa propre réussite dans ce pays qui il n’ya pas longtemps l’a plébiscité en partie pour enjamber la question raciale mais surtout pour en finir avec le cauchemar Bush. Oui la baisse croissante de la popularité de Barack Obama relève du mystère racial. Comment peut-on élire un président et lui faire ensuite de crocs-en-jambe dangereux. Tu es jeune, brillant orateur, séduisant, moralement au dessus de tout soupçon et charismatique. C’en est trop pour un président noir. Il suffit ! Nous ne permettrons pas que tu ailles au-delà. Voilà l’histoire secrète du règne d’Obama. Elle sera écrite un jour.

« Le premier président noir des États-Unis c’est Bill Clinton » a dit l’écrivain Africaine-Américaine Toni Morisson. C’est donc dire que la question raciale aux Usa est extrêmement complexe, elle ne réfère pas seulement à la dimension chromatique de la question mais à l’origine sociale de l’homme et même à autre chose. Bill Clinton, à cause de son parcours social, cette mère qui l’a élevé seule et  d’autres vicissitudes qu’il a connues est psychologiquement un « noir », veut dire Morisson.  
Savez-vous que des congressistes de droite ont reconnu que de mémoire de « parlementaire » ils n’ont jamais vu une administration qui a subi autant de complots, de sabotages et même d’injures que celle d’Obama. Il ne fait pas de doute que si un président blanc avait réalisé le millième d’un Obama-Care il entrerait au « Panthéon » américain aux cotés des Wilson, Roosevelt et autres. Il a réussi là où tous ses prédécesseurs ont échoué (La Santé). Il est arrivé au moment où l’économie américaine allait s’effondrer et que des cassandre avaient même prédit la mort de l’Amérique. « Les États-Unis vont s’écrouler, c’est pourquoi ils ont élu un noir. Les WASP ne veulent pas se salir. Si l’Amérique doit s’écrouler, elle n’a qu’à le faire entre les mains crasseuses d’un nègre » disait un curieux et ridicule analyste tropical.  Obama a redressé la pente économique. Les États-Unis sont, sous le magistère d’Obama, le pays développé qui créent le plus d’emplois par an, devant le Japon, la Chine, l’Inde, l’Allemagne, la France et l’Angleterre. Même dans le secteur qui constitue le baromètre du leadership présidentiel aux Usa, l’Etalon en quelque sorte, qui est la politique étrangère, il est curieux que l’élimination de l’épouvantail Ben Laden et de l’Imam Américain Anouar Al Aoulaki n’a eu aucun effet même au sein de la droite interventionniste. Ah si c’était Ronald Reagan, qui ayant vécu à notre époque,  avait réussi ces deux coups d’éclats, il y aurait eu une tonne de livres et de films hollywoodiens magnifiant ce « haut fait ». Le cinéaste Hollywoodien Oliver Stone, vétéran de la guerre du Viêt-Nam a déclaré dès le début du magistère d’Obama qu’il ne fera pas de films sur lui puisqu’il ne sera évidemment jamais un grand président. Oliver Stone n’est pas bête, il sait que dans ce monde « cinématographique » où règnent le faux, les impostures et les réputations surfaites, les grands hommes  « ça se fabrique ». Qui connait par exemple, Woodrow Wilson, le  28ème  président des États-Unis ? L’un des plus grands, « qui incarnait la tradition de l’exceptionnalisme américain, il fut à l’origine de ce qui allait devenir l’école dominante de la politique étrangère américaine » selon Henry Kissinger. Le président Richard Nixon est certainement plus doué que John Kennedy qui était plus sympathique. Mais l’histoire n’a retenu que le second. C’est ainsi que fonctionne la machine de la notoriété. Elle ne vogue pas toujours dans le sillage de la vérité. Obama vient de l’apprendre à ses dépens. La violence raciale et l’idéologie de la suprématie de la race blanche sont incrustées dans l’imaginaire « américain ». Dans  une interview de William Faulkner publiée par le journal Le Monde, l’auteur affirme  à propos du « problème noir dans le sud de l'Amérique » : « Dans trois cents ans, ils seront à notre niveau, et la guerre des races sera terminée, pas avant. » C’est hallucinant !
Mais malgré tout il un énorme progrès en matière de respect de droits civiques des noirs. L’Amérique est un « Janus à double face ». C’est un pays où des figures noires ont intégré la quasi-totalité de tous les secteurs de la vie. Les classes moyennes et bourgeoises de la communauté noire sont bien intégrées dans le système. C’est aussi un pays qui possède cette formidable capacité à capter et recycler les plus grands universitaires et savants du monde noir et d’ailleurs. Mais certaines disparités  et discriminations sociales persistent, malgré cette idée prophétique de dépassement de la race perçue de façon génial par le toujours poète William Dubois dans son texte formidable, Les âmes du peuple noir : «  J’ai vu un pays radieux, illuminé de soleil, où retentit le chant des enfants et où les collines roulent  comme des femmes passionnées, croulant sous les récoltes. Là sur la grand-route, est mise depuis longtemps une silhouette voilée et courbée, que le voyageur croise en pressant le pas. L’air vicié est chargé  de peur. La pensée de trois siècles a remis debout et dévoilé ce cœur humain opprimé. Voilà maintenant un siècle nouveau de devoir et d’action. Le problème du 20ème siècle c’est la frontière de la couleur. »
Khalifa Touré
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lundi 1 décembre 2014

Les francophones doivent-ils quitter la bibliothèque coloniale ?





«  L'école où  je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi, à juste titre. Si je leur dis d’aller à l’école, ils iront mais en apprenant ils oublieront, ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ?»
La grande royale, l’aventure Ambigüe

Oh ! Il n’est pas question ici d’abandonner l’école ou de supprimer le français en tant que langue véhiculaire. Loin s’en faut ! Cheikh Hamidou Kane est suffisamment subtil et clairvoyant pour éviter de mettre dans la bouche de son personnage une idée aussi sommaire et abrupte. C’est l’école en tant qu’ « appareil idéologique », pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci, qui se trouve ici non pas remise en cause mais « problématisée ». Cet exercice intellectuel qui tente de réinvestir la « conscience de classe » dans les rapports de pouvoir qui n’ont jamais cessé de structurer nos relations avec le Nord (pour ne pas dire l’Occident) et son entreprise coloniale n’est pas une préoccupation d’époque, une question d’actualité comme on l’insinue souvent dans nos pays francophones. C’est un problème historique qui dépasse la Françafrique dont la continuité est subtilement niée aujourd’hui à travers les contorsions intellectuelles d’une certaine presse francophone qui est complètement dans le déni de réalité. La francophonie n’a rien à voir avec la Françafrique dit-on maintenant. Soit ! Mais qu’il soit permis au moins de réfléchir et de problématiser une notion qui est certainement en mutation permanente. L’erreur des organisateurs du contre-sommet de la francophonie est de n’avoir pas su mesurer à sa juste valeur la gravité des questions pertinentes qu’ils posent. Ils ont raison sur toute la ligne mais ils s’expriment mal et même très mal. Cela ne veut pas dire qu’ils ont tort. Pense-t-on s’attaquer à un mastodonte comme l’organisation de la francophonie avec de la simple générosité et des slogans ? Il ya toute une superstructure derrière la Francophonie. Il ya des formes de lutte et une manière de s’exprimer qui peut discréditer le plus noble des combats. Mais au moins il faut reconnaitre qu’ils ont fait quelque chose. Il faut par ailleurs saluer le geste du président François Hollande d’aller se recueillir et célébrer la mémoire des preux tirailleurs qui sont tombés à Thiaroye. Quant à la décision de rendre au Sénégal les archives de ce douloureux événement, elle est tout simplement historique. Encore faudrait-il que nos dirigeants aient le sens de l’histoire. La France de François Hollande a compris qu’il ya une forte aspiration de la jeunesse africaine à plus d’émancipation et que l’Afrique peut échapper à la France si elle s’entête en une attitude paternaliste. Nos dirigeants devraient en « profiter », laisser la jeunesse s’exprimer pour que les Etats africains aillent vers une indépendance respectable. Il est triste de constater que les Etats du Nord comprennent mieux la marche de notre peuple. C’est tout simplement parce qu’ils sont informés et prennent des décisions « documentés ». Mais le combat n’est pas terminé ! Restons vigilant. Tant qu’il ya de la vie il y aura toujours des raisons de se battre et « L’Aventure Ambiguë » et d’autres textes nous en donne les raisons.

 En effet Cheikh Hamidou Kane a réussi la gageure d’identifier une problématique essentielle : les rapports de domination et de pouvoir véhiculés par le savoir. En ce sens l’auteur de l’aventure Ambigüe reste l’un des précurseurs les plus « prophétiques » de la théorie postcoloniale. Cheikh Hamidou Kane est un philosophe de l’altérité, un mystique de la finitude. Son « essentialisme pragmatique » loin du racisme est une direction importante pour comprendre les enjeux politiques mais surtout culturels qui animent notre situation de colonisé.
Aujourd’hui une comparaison rigoureuse fondée sur des éléments comparatifs inévitables entre les intellectuels  francophones et anglophones montre de façon flagrante non seulement des traditions intellectuelles différentes mais un rapport au colonialisme « honteusement » contradictoire. Il n’y a que dans nos pays francophones où l’on se permet d’isoler les enjeux de développement de la toujours lancinante question coloniale.
 Paradoxalement la théorie postcoloniale est presque née en France nourrie qu’elle est par les écrits de Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Autre paradoxe suprême : Des auteurs francophones comme Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop et Franz Fanon  sont des références incontournables pour des théoriciens du postcolonialisme. Des  « francophones convertis à l’anglophonie » comme le camerounais Achille Mbembe et le congolais Valentin Mudimbe sont allés chercher dans le monde anglophone non pas la langue mais les valeurs et la tradition intellectuelle de refus dans la sphère scientifique. Cette tradition intellectuelle de refus existait dans « le monde francophone » mais il y eut comme solution de continuité, une rupture inexpliquée au moment où dans le monde anglophone le feu intérieur continuait à brûler. Le refus existe dans le monde francophone mais il n’est plus traditionnel, il est devenu marginal et presque pathologique parce que discrédité insidieusement par un pseudo-pacifisme de mauvais aloi et une science prétendument neutre.

 « L’Orientalisme », le texte fondateur des études postcoloniales n’a-t-il pas  été écrit par un anglophone ? L’américano-palestinien Edward Saïd, un passage obligé pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports de domination depuis les origines. Ce grand penseur a « déconstruit la prose coloniale » par son incommensurable érudition littéraire comme le très brûlant Aimé Césaire l’avait réussi à travers son réquisitoire mortel : « Discours sur le colonialisme ». Nous pouvons en dire autant de l’intellectuel indien Homi K. Bhabha, professeur de littérature anglaise et américaine à l’Université Harvard. Il est à ce jour l’un des théoriciens les plus importants et les plus influents du postcolonialisme. Son ouvrage « Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale » est un texte incontournable pour comprendre les questions actuelles d’identité, d’appartenance nationale et de domination culturelle. Selon Toni Morrison, prix Nobel de littérature, « Aucune discussion sérieuse sur le postcolonialisme n’est concevable sans se référer à Monsieur Bhabha ». 
Paul Gilroy n’est pas en reste, « Ouvreur d’imaginaire », selon l’expression fleurie d’Achille Mbembe, ce grand garçon en dreadlocks est titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of Economics. Il est l’auteur du fameux « L’Atlantique noir : Modernité et double conscience », l’un des plus grands événements intellectuels de la deuxième moitié du 20ème siècle. Ouvrage étrange mais rigoureux, il s’est distingué dans le monde des idées par sa thèse fondamentale bâtie autour de cette « formation interculturelle et transnationale » qu’il appelle « l’Atlantique noir » qui, pense-t-il, est une partie de la modernité occidentale et africaine à la fois. Ainsi des figures diverses comme Spike Lee, Walter Benjamin, Richard Wright, William Du Bois et même Hegel passent devant nous et forment cette « identité noire » complexe et diverse. Que dire de Madame Gayatri Spivak ? Son fameux livre « Les subalternes peuvent-elles parler ? » est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales  les plus discutés dans le monde depuis vingt-cinq ans » selon Jérôme Vidal. Ce livre qui à l’origine est un article scientifique (109 pages) est un texte difficile, par moments abstrait mais délicieux et éclairant sur les rapports de domination.
Lisez le philosophe « zaïrois » Valentin Mudimbe, l’un des plus grands penseurs africains, l’heureuse expression « sortir de la bibliothèque coloniale » lui appartient d’ailleurs. Penseur de la différence, ses essais, romans et textes poétiques nous révèlent une violence provoquée par la doublure identitaire. Philosophe de l’herméneutique, Mudimbe est à l’Afrique ce qu’Edward Saïd est à l’Amérique. Ils partagent ce grand intérêt qu’ils ont pour l’étude du discours en tant que pouvoir. Professeur à l’université Duke aux USA, une partie de son œuvre prolixe est aujourd’hui écrite en anglais. 
Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Écrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.

Mais qui a dit que le colonialisme est terminé? Il suffit de lire et d’écouter les intellectuels africains anglophones ou ceux convertis à l’anglophonie pour  comprendre et voir dans toute sa vérité, la manière avec laquelle les rapports de domination surtout avec l’ancien pays colonisateur, sont posés avec une légèreté et une mollesse étonnantes en « francophonie ». Nicholas Sarkozy n’aurait jamais osé dire son « discours de Dakar » chez les anglophones, même en rêve. D’ailleurs la réponse la plus cinglante vient d’Achille Mbembe qui a défié Sarkozy de dire les mêmes âneries à Accra ou Pretoria, il provoquerait dit-il des émeutes raciales.
Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, soi-disant « objective » et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.

Tout compte fait, ce n’est pas la langue française en tant que matière brute qui est en cause. Mongo Béti, un résistant hors pair, a vécu la moitié de sa vie en France. Agrégé de Lettres classiques il a enseigné la langue française dans ce pays. Pourtant il a donné l’image d’un anti-français invétéré mais en vérité il était plus subtil qu’il ne le laissait paraître.   Son seul combat, le combat de sa vie était de nous sortir de la bibliothèque coloniale, « la bibliothèque des idées reçues » selon l’expression d’Edward Saïd. Pour nos pays « sous-développés » tout doit commencer par-là !

Khalifa Touré
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