lundi 25 juillet 2016

La rage et l’orgueil au Sénégal(1)




Une société dont la machine à fabriquer le Bien tombe en panne est une société malade. Le Bien est une question de transcendance mais aussi un problème de possibilité sociale. Pour beaucoup de citoyens les logiques de survie auxquelles ils sont confrontés depuis les années d’ajustement structurel diminuent les capacités de choix d’ordre moral et poussent à des solutions à la limite de l’honnêteté. 

Je pense aussi qu’il ya au Sénégal un problème de consensus moral. Depuis des années nous avons du mal à nous accorder sur ce qui est bien et ce qui est mal. Un brouillage axiologique est en cours. De plus en plus des hommes et des femmes passent à l’acte : corruption, concussion, prévarication, parjure, détournements de biens publics, transhumance des politiciens et surtout des électeurs, manipulations de toutes sortes allant de la sorcellerie au mensonge éhonté, violences physique et symbolique sur les citoyens sans part…
Beaucoup sont à l’image de ces amuseurs publics qui après une prestation hilarante en arrive au geste innommable, non content de faire le pitre et offrir un semblant de bonheur factice aux amateurs de choses frivoles. Un humoriste bien connu de chez nous, champion de la pitrerie et de la bouffonnerie malhabile a failli baisser la culotte dans une de ses prestations. C’est passé inaperçu coté jardin. Mais coté cour, les consommateurs d’injures et de scènes trash ont bien vu. Ils ont aimé. De toutes les façons il ya plus nauséabond ailleurs…en politique et en culture, pensent-ils. Lorsque les pots de chambre s’invitent sur nos plateaux de télévision, le droit de rire des bonnes choses est annulé. Ils seront tous balayés un jour par des morveux, des mioches qui viendront remonter les bretelles à ces adultes insouciants qui ont laissé tomber le froc de la dignité.
Les parties honteuses de la société sénégalaise sont tellement dénudées qu’elles se dérobent aux regards non vigilants. Une des grandes lois de la perspective est passée par là : lorsque les choses deviennent flagrantes elles ont tendance à se dérober par leur fixité. Elles ne bougent plus. Mais elles sont là présentes et travaillent notre conscience. Elles demandent une chose et son contraire ; le tout et le rien lui sont égaux. Elles nous triturent les méninges et nous turlupinent jusqu’à l’excès. Nous sommes prisonniers du passé qui n’est pas toujours glorieux. La généalogie est parfois bâtie sur du fumier. Notre « conscience collective »nous joue des tours à travers les détours de l’histoire politique qui ne sera jamais écrite. Elle est trop honteuse cette histoire. 

Alors, « La justice arbitrale » qui est l’archétype même du système judiciaire du Cayor réclama insidieusement la libération de Karim Wade. Que faire ? Au Sénégal la justice est arbitrale comme elle l’était au Cayor qui est le terroir, l’espace spirituel privilégié de fabrication des valeurs du paradigme islamo-ouolof. Les choses ne sont pas simples en ce pays. La justice pénale est revendiquée par une société civile désemparée mais cette même société refuse le tranchant, la rudesse et  l’âpreté de son application. « Les gens d’en-haut  sont des nôtres, leur embastillement est une honte pour nous. » Voilà le label psychologique qui gouverne notre rapport au pouvoir. Le Sénégal est une démocratie au tempérament monarchique et féodal. Nous aimons les criminels s’ils ont pris le soin de faire partie des gens d’en-haut. Nous aimons surtout les accuser de tous les noms, nous gaussant de leurs bassesses, jouissant même de leurs turpitudes. Mais lorsqu’il s’agit de les châtier, les langues se délient pour pérorer en des revendications et explications que seuls les sénégalais comprennent : Un mélange de galimatias langagiers, de grandiloquence jubilatoire, de formules anciennes plus ancrées que le coran dans les cœurs, de fierté dangereuse et d’assurance dogmatique. Tout cela dit à travers un sourire superficiel ou bien dans une colère apparemment sincère à force d’être répétée mais artificiel comme c’est pas possible.  « Laissons les tranquilles ! »  Aimons-nous dire; ils sont comme tout le monde. Nous les aimons gratuitement parce qu’ils sont… nous. En les vouant aux gémonies et à la guillotine c’est nous-mêmes que nous représentons, la tête sur le billot prêts à recevoir la lame généreuse qui coupera notre sale tête de voleur. Tout ça pour ça ! Mais à quoi bon en fin de compte? Une société sans crime n’existe pas mais l’épuration sera toujours utile. Les opérations Augias à travers l’épiphénomène « Set-setal » dans les années 90 n’y a rien fait. La révolution spirituelle  est en marche. Elle va surprendre parce qu’elle avance à-coups. C’est une opération du cœur.   ( A suivre)

Khalifa Touré
sidimohamedkhalifa72@gmail.com
 


samedi 16 juillet 2016

Extrémisme, littéralisme et violence en religion.




Dans « Les frères Karamazov », un petit livre de mille pages écrit au 19ème siècle par le russe Fédor Dostoïevski, un chapitre des plus intriguant intitulé « Le grand inquisiteur » a particulièrement attiré l’attention de Sigmund Freud, qui lui a fait dire que ce passage à lui seul est l’un plus grands chefs-d’œuvre de la littérature. Il s’agit du retour « restaurateur » de Jésus christ sur terre ! Descendu du ciel, il trouva ses plus ardents adeptes en période d’inquisition. L’autodafé qui s’ensuivit le laissa dans un état de « stupéfaction prophétique ». Comment un message d’amour peut-il se transmuer en une religion d’imprécation, de haine et de violence ? Ceux qui sont condamnés à brûler atrocement au feu ne le sont pas seulement par des mains  criminelles mais ils sont victimes d’une interprétation malheureusement littéraliste et sélective du texte sacré. 

Ce défaut du commentaire, cette corruption de l’exégèse, cette lecture apocalyptique des textes sacrés qui frappa l’Espagne chrétien au 16ème  siècle n’est pas forcément « volontaire » ; il est souvent le fait d’« esprits bornés et étroits dans leur petite sphère » pour reprendre le mot de La Bruyère. Des esprits carrés adeptes du littéralisme le plus inintelligent on en trouve  pas seulement chez les vulgaires. Il existe des érudits bedonnants adorateurs du fétichisme textuel qui ploient sous le poids renversant de la lettre ; ils abhorrent l’esprit, le méprise et vouent aux gémonies « les savants de la profondeur et de la finesse ». L’un d’entre-deux ne disait-il pas que Satan est le premier à utiliser Le Qiyas (Raisonnement par analogie dans le Droit musulman). Il le disait peut-être dans un esprit polémique face aux dérives de l’imagination débridée et spéculative de certains savants musulmans. Même Ibn Hazm Al Andalousie le porte-étendard de l’école juridique Zâhirite-littéraliste  est l’un des juristes les plus fins jamais connu. Quel paradoxe ! Autant dire que les « littéralistes » de la Belle Epoque sont différents de nos littéralistes d’aujourd’hui englués dans la mare visqueuse du tout-texte. Les vrais « littéralistes » de l’Islam que sont Ibn Hazm et son maître Daoud Zâhiri  entre autres sont plutôt des praticiens de l’interprétation immédiate et primitive du Coran et des Hadiths. Voilà qui est dit ! Comment une civilisation qui a fécondé Imam Ghazali, le maître de la revivification des sciences religieuses et Imam Chafi’i qui a inventé la science des principes juridiques (Ousoul Al Fiq), écrit le premier livre de philosophie du Droit (Al Oumm) peut-elle avoir produit des interprétations réactionnaires et mortifères du Coran ? Tout ceci est le fait de l’Homme. C’est le pire et le meilleur qui fait l’Homme. 

Tous les textes sacrés sont un tissu composé de milliers de fils reliés les uns aux autres. En ce qui concerne le Coran, il n’existe pas un seul verset parmi les 6666 qui est « libre » et indépendant des autres. Alors, une lecture sélective en serait presque malhonnête. Depuis que l’exégèse du coran a été « démocratisée » le monde musulman est entré dans une crise de l’Ijtihad, autrement dit une crise de l’interprétation et de l’Herméneutique qui est l’une des causes fondamentales de l’extrémisme noté ça et là. Sur des milliers de Compagnons du Prophète PSL, seul huit étaient habilités à donner des avis juridiques. La crise de l’Ijtihad (Interprétation adaptative du Coran et des Hadiths) est l’une des plus grandes catastrophes culturelles que le monde ait connues. Elle a éloigné de nous les plus grandes conquêtes de l’esprit humain dans le monde musulman. Alors les savants de la Lettre et de la fidélité ont occupé le vide provoqué par cette crise. Notez bien ! L’érudit musulman le plus influent de la deuxième moitié du 20ème siècle est un savant de la fidélité. Il s’agit de l’Albano-syrien Cheikh Nasrdine Albany. Sa contribution a été fabuleuse. Mais l’équilibre aurait voulu qu’un savant aussi sachant que lui occupe l’espace de l’Ouverture. L’Islam fonctionne à la fidélité et à l’ouverture. Le Docteur Youssouf Qaradawi est peut-être au Fiq ce qu’Albany est aux sciences du Hadith mais ce dernier a été soutenu par le pessimisme et la peur qui caractérise les hommes en période de crise. Ils ont tendance à « retourner aux sources » par tous les moyens. Personne ne peut dire de façon péremptoire sans risque d’être contredit par les faits que le fondamentalisme mène nécessairement au djihadisme comme on l’entend depuis quelques jours de la bouche de nos « experts ». On est même surpris de les entendre confondre intégrisme, fondamentalisme, salafisme, wahabisme et djihadisme. Ils ne soupçonnent pas une seconde la scissiparité et l’atomisation du modèle « Ibadou ». La majorité des « fondamentalistes » ne sont pas des djihadistes. Ils ne le seront jamais. Beaucoup de vieux Ibadou sénégalais reviennent naturellement à leurs vieilles habitudes soufies. La plupart de Djihadistes sont des « suivistes non piétistes ». Ils ne connaissent pas la lettre du Coran. Ils suivent ce qu’on en dit. C’est le phénomène du Taqlid. La plupart ne sont pas de grands pratiquants de l’Islam. Cela ne surprend que ceux qui ne s’intéressent que depuis peu au djihadisme. Ben Laden est une exception. C’est un fondamentaliste d’école piétiste adepte du djihadisme. Il existe des traditionnalistes d’école piétiste non-violents et apolitiques. Et encore et encore… En attendant que les experts nous éclairent ! 

Khalifa Touré
sidimohamedkhalifa72@gmail.com

                                         

« Tu ne tueras point ! »




Tel est le précepte divin dont la sacralité ne souffre d’aucune contestation de la part de l’homme, l’être le plus rebelle que la terre ait porté. Donner la mort est le tabou suprême,  le péché de Caïn.  On raconte selon une histoire sainte  que ce petit bout de l’univers a, auparavant, été peuplé par des êtres de feu et de sang qui l’ont souillé par leurs crimes odieux. Des « bêtes » féroces et intelligentes qui au lieu de construire une civilisation en l’honneur de notre Seigneur Maître de l’univers, se sont entretuées par des conflits dont la violence et la cruauté dépassent notre imagination. Aucun mot de nos langues d’aujourd’hui n’aurait pu qualifier l’atrocité de ces conflits provoqués par le refus de célébrer Le Nom de Dieu. Ils se sont auto-détruits et ont fini par l’anéantissement. C’est la fin d’une civilisation. A l’époque il n’y avait pas un génial Paul Valéry pour dire « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Autant dire que nous ne sommes pas éternels, nous sommes voués à la mort, nous qui avons pris la place de ces premiers êtres qui n’ont pas pris la pleine mesure de la responsabilité d’exister en cette terre témoin d’innommables crimes qu’aucun tribunal de Nuremberg, de la Haye, de la CPI ou même de Gacaca au Rwanda ne pourra juger. Ce qui est fait est fait et c’est l’œuvre de l’homme cet inconnu. Entre temps la justice aura pris le parti de patauger dans la fange des longues et coûteuses procédures qui ont finies par installer une forme d’impunité chez les tueurs qui ont oublié la loi de Moïse « Tu ne tueras point ! » 

Depuis, les hommes ne cessent de briser les tablettes sacrées qui portent la civilisation humaine. Qui va monter encore là-haut au Mont Sinaï ressouder cette pierre sacrée dont les brisures ne cessent de crier en une longue plainte la séparation d’avec les autres parties indispensables? Les démons de la division ont inventé la guerre, alors la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Aujourd’hui les hommes tuent non pas sans raison mais plutôt en obéissant à un but politique. Ils sont vraiment sensés ces tueurs qui hantent l’actualité du monde. Il n’ya pas de fous de Dieu ou de soldats monomaniaques de la démocratie. Il n’ya que des tueurs voilà tout. Des criminels à la solde. Il ya eu plus de morts au nom de la démocratie et la liberté qu’au nom de Dieu. La guerre de l’ombre, ces meurtres légalisés par les Etats ont fait plus de morts que ces lâches attentats commis un peu partout.  Quoi que l’on ait pu faire, on aurait eu des tueurs qui ont « décidé » de désobéir et qui ne sentent pas leur âme souillée par le péché capital. Enlever une vie humaine sera l’objet du plus court procès devant Dieu. Les choses seront vite pliées. Ceux qui tuent au nom de Dieu ou de la démocratie vont comparaître un jour promis où tous les regards seront figés. Aucune excuse d’ordre géopolitique ou je ne sais quel contexte lié à l’actualité ou des exceptions de licéité ne justifieront l’enlèvement volontaire de cette réalité sacrée qu’est la vie. 

De nos jours l’actualité a pris la place de la Religion. Le croyant l’est d’autant plus qu’il est au courant de tout. C’est un homme qui suit les infos tôt le matin avant même que de lire le Coran. Il ne sait pas que les textes religieux se caractérisent par leur profonde inactualité. La religion est spiritualité avant et après tout. Le croyant bombe la poitrine pleine de sentiments ambigus et dresse une tête pleine et saturée d’images fragmentées venant d’une réalité complexe que la presse internationale lui sert sur un plateau. Mais c’est sa tête qu’on lui sert. Il a été décapité depuis lors. On s’est payé sa tête. La religion, toutes les religions sont d’abord inactualité : Islam, Christianisme, Judaïsme. Le jour où les religions disparaitront ils seront remplacées par « l’actualité ». Les pauvres gens auront fini par se mettre en génuflexion en récitant les versets de l’actualité. 

Aujourd’hui de vraies  fausses prophéties circulent sur Internet inventées par on ne sait qui dans le but d’exploiter le sentiment des croyants désemparés par tant d’effusions de sang en Syrie, en Irak, en Somalie, en Lybie, au Nigeria, au Mali, au Pakistan, en Europe. Le prophète Mohammad (PSL) aurait prédit l’avènement de DAESH. Mon œil ! Oh Mon Dieu ! devrais-je dire. Ceux qui inventent ces histoires ont oublié que s’il est vrai que le prophète Muhammad PSL a prédit ces événements tant nommés, la théorie du complot tombe à l’eau. La plupart des adhérents à ces prédictions étant aussi des adeptes irréductibles du complot généralisé. Cette contradiction est ridicule par son évidence. Les mêmes prédictions si elles sont authentiques peuvent s’appliquer à des événements et époques différents. Les textes religieux ne parlent pas, on les fait parler. La religion est dangereusement pliée aux exigences impérieuses de l’actualité. Elle risque de se rompre. Tous ces conflits si meurtriers soit ils sont des épiphénomènes. On a connu pire : en 1347, la Grande Peste a décimé un tiers de la population européenne. Ces événements ne font qu’annoncer quelque chose de déterminant dans la vie des hommes. Quelque chose est en train de mourir. Nous sommes peut-être à la veille d’une nouvelle ère de vie. Les temps sont durs, mais gardons patience et soyons modestes!

Khalifa Touré
sidimhamedkhalifa72@gmail.com

mercredi 13 juillet 2016

Religion et politique vont-elles ensemble ?





Le devenir des sociétés humaines, toutes les sociétés humaines, dépend de la manière dont leurs élites politiques et religieuses ont abordé et tranché la problématique religion et politique.

Toutes les grandes Nations et les Peuples historiques ont à un moment donné, surtout dans les périodes de construction fondamentale ou les moments de rupture historique, abordé et tenté de donner une réponse définitive au débat religion et politique, en privilégiant tel ou autre aspect de la question. Il existe des pays où les élites ont tranché politiquement le débat religion et politique. C’est le cas de tous les pays du nord, à quelques variantes près où la religion est remarquablement prononcée. Les États-Unis constituent une relative exception où la religion est l’une des premières institutions sinon la première comme le pense Alexis De Tocqueville. Cela dit, le pays de l’Oncle Sam reste un état laïc. Les pays du nord, appelés abusivement «l’Occident» par les Africains, sont entièrement sécularisés même si l’idée d’une sécularisation «occidentale» des grandes démocraties du nord est nuancée par le philosophe Allemand Jürgen Habermas. 

D’autres pays ont «résolu» religieusement le débat religion et politique. Nous trouvons dans cette catégorie un exemple unique et intéressant à analyser d’un point de vue scientifique : L’Arabie Saoudite. Cette monarchie mi-laïque mi-religieuse est loin de l’image moyenâgeuse qu’on lui colle si l’on en croit Pascal Ménoret. Le chercheur en islam, François Burgat, par ailleurs préfacier du livre de Ménoret (L’énigme saoudienne) démantèle de façon scientifique toutes les idées préconçues sur l’Arabie Saoudite. Il affirme par ailleurs que même les musulmans produisent et reproduisent des clichés sur leur propre communauté.
Nous avons aussi la République islamique d’Iran et d’autres modèles très nuancés comme la Turquie et le Soudan. (A propos de l’Iran lisez, L’Iran ou comment sortir d’une révolution religieuse, de Olivier Roy et Farhad Khosrokhovar). Les deux auteurs ont analysé avec beaucoup de profondeur les dynamiques religieuses, politiques et sociales qui traversent le modèle iranien depuis la révolution de 1979.
Le Sénégal et d’autres pays à forte sociologie musulmane anciennement colonisés ont à leur tour été confrontés à ce lancinant débat. Ils peinent aujourd’hui à le trancher librement. Contrairement à ce que l’on pense, il n’existe pas un consensus autour la question religion et politique.
Le caractère mouvant et non définitif de la question religion et politique au Sénégal est une réalité. L’islamisme est à l’état d’hypothèse radicale au Sénégal. S’il est vrai qu’au Sénégal il existe depuis les années cinquante et même bien avant cette période un islam associatif plus ou moins en rupture avec l’islam confrérique traditionnel et non-politique, l’islamisme politique est toujours à l’état d’hypothèse au Sénégal. C’est un islamisme hypothétique non dans les principes, mais dans la réalité politique sénégalaise. Par ailleurs, l’apolitisme des formations confrériques au Sénégal est un phénomène simplement historique, elle n’est pas une donnée essentielle et constante. La compulsion minutieuse de plusieurs données politico-religieuses dans l’histoire ancienne et actuelle du Sénégal démontre le caractère prégnant des assauts de la religion dans le monde politique. Le Parti de la solidarité sénégalaise (Pss), créé dans les années 6O par le marabout Cheikh Tidiane Ahmed Sy, n’a pas connu de suite politique, mais c’est un moment fondateur dans la problématique religion et politique. La question religion et politique au Sénégal évolue dans un champ plus large. Il existe d’autres modalités sociales qui entrent en ligne de compte dans le phénomène politique.
Le phénomène du «ndigeul politique» qui a connu un cours évolutif jusqu’à frôler l’effritement en 2000 est l’une des formes de participation politique qui pendant longtemps ont défié la démocratie sénégalaise et la citoyenneté politique. Le «ndigeul» est une étape «normale» dans le processus de maturation de notre système politique ; une étape dans la longue marche vers la pleine citoyenneté qui suppose l’émergence de l’individu en tant que sujet libre.
Au Sénégal, le religieux est le principal codex qui informe de façon constante l’action politique. Mais il n’y a jamais eu dans l’histoire récente une grande mobilisation politique ouvertement religieuse qui propose un projet de société. Ce grand saut périlleux fait redouter une tentation de «sécularisation» de l’islam.
Mais paradoxalement depuis le Pss de Cheikh Ahmed Tidiane Sy jusqu’à nos jours, il y eut plusieurs tentatives plus ou moins crédibles chez quelques religieux de prendre la politique, si ce n’est par l’islam, mais par «une rhétorique de la demande morale» par opposition à la demande sociale. Mais les choses sont toujours à l’état d’hypothèse.
La grande difficulté est que l’espace publique est le domaine par excellence du politique. L’espace publique se conquiert par la raison et le dialogue. A ce stade, il faut noter deux grandes illusions qui ont frappé les sociétés qui ont privilégié l’un ou l’autre modèle (le modèle politique et le modèle religieux). Les grandes démocraties du nord ont pensé illusoirement avoir choisi la raison au détriment de la foi en tranchant politiquement la question. Les autres ont aussi sombré dans la fiction de la foi triomphant définitivement sur la raison en prônant la solution religieuse stricto-sensu. Or, l’évolution politique et sociale de ces différentes sociétés a démontré que la problématique religion et politique n’est pas une équation à résultat absolu. L’absolutisme n’est pas que religieux quelque fois. Il existe aussi un absolutisme politique, un absolutisme «laïc». Le débat houleux en France autour des questions relatives aux signes religieux ostentatoires et l’intervention de l’Etat à travers une commission ad hoc sont un exemple suffisamment illustratif pour montrer que la loi de 1905 sur la séparation entre l’Eglise et l’Etat est sur le point d’épuiser sa validité historique, bousculée par les coups de boutoir d’une société de plus en plus plurielle.
 Même dans les grandes démocraties du nord où politique et religion semblent s’opposer, la différenciation ne semble pas toujours jouer. En «Occident», la politique a visité et revisité la religion pour plagier ses schèmes les plus puissants. Aussi, le politiste Allemand Karl Schmitt a-t-il raison d’écrire dans Théologie politique que «tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés». Le concept théologique le plus étrangement usité même par les laïcs les plus radicaux est la notion de «grâce présidentielle». Les juristes d’aujourd’hui oublient que la notion de grâce appartient au vocabulaire religieux. La définition de cette notion a opposé violemment les jansénistes et les jésuites au 18ème siècle (lisez Les provinciales de Blaise Pascal). L’idée de grâce présidentielle est l’une des survivances les plus têtues de la monarchie de droit divin.
 Quant à l’islam, c’est une religion globalisante, mais à structure sphérique. En islam, chaque sphère obéit à une «jurisprudence» spécifique. La politique est l’une des modalités de l’islam parmi tant d’autres. Mais elle se déploie dans une sphère qui lui est propre. L’erreur de beaucoup de projets «islamiques» c’est d’avoir établi un rapport de primauté et de sujétion entre politique et religion. Or en islam, religion et politique entretiennent des relations d’intelligence et non des rapports de primauté. En ce sens, religion et politique se séparent pour ensuite se retrouver sur le terrain des valeurs, de l’éthique et de la morale.
Les «islamiques» gagneraient à revisiter la notion de globalité. L’on oublie par ailleurs que les théologies les plus désastreuses au 20ème siècle (le communisme et le nazisme) sont des «religions» séculières. Leur monstruosité réside dans l’imposture morale et philosophique qu’ils ont entretenue, c’est-à-dire créer une société parfaite, un homme parfait, offrir le paradis à l’homme sur terre, ce qui n’a jamais été le projet des religions révélées. Voilà la grande illusion. La force et la légitimité des élites résident dans leur capacité à imaginer de façon récurrente des schèmes de rechange pour rénover les modèles politiques et religieux vieillissants. Les modèles sociaux les plus équilibrés trouvent généralement leur force dans la capacité à proposer des schémas qui peuvent se régénérer. C’est le grand défi des pays musulmans d’une part et des pays africains de l’autre.   

Khalifa Touré
sidimohamedkhalifa72@gmail.com

02 July 2016