« Les subalternes peuvent-elles parler ?» Je n’ai jamais lu un texte aussi délicieusement
assommant que ce livre écrit en 1983
par Gayatri Chakravorty Spivak, éminente théoricienne de la
littérature née à Calcutta en Inde en
1942. Elle s’évertue depuis des années à jeter un pont entre la littérature et les sciences sociales, une pratique
certes publiquement méconnue dans le monde francophone mais devenue un
terrain obligé pour beaucoup d’intellectuels qui veulent observer, analyser et
comprendre les sociétés modernes et contemporaines. Aujourd’hui elle enseigne à l’université Columbia de New
York.
Gayatri a battis son puissant texte autour
de trois grands moments de critique :
1. La critique de la thématique du sujet tel qu’il est formulé dans la
tradition intellectuelle « occidentale ». En prétendant exclure
le sujet pour accéder à une plus d’objectivité, de grands savants de l’espace
occidentale ont eu la malheureuse surprise de le voir réinvesti. Cette critique
du sujet est à l’origine de cette tendance qui est presque devenue une mode
surtout chez les spécialistes en sciences sociales de développer un anti-essentialisme méthodologique qui à
la longue peut tuer le sujet même et annihiler son « identité ».
Ailleurs dans un autre texte polémique Gayatri
proposa la notion d’ « essentialisme
stratégique », comme formule alternative qui a fait couler beaucoup d’encre.
Pour Gayatri il n’ya que chez Derrida
et Marx que le sujet est
suffisamment décentré.
2.
La représentation du sujet du tiers
monde dans le discours occidental subit selon Gayatri un
phénomène « scientifique» qui n’est rien moins qu’une violence épistémique. Autrement dit le pouvoir de la
science « occidentale » en tant que savoir se fait une
représentation, une interprétation erronée du sujet des pays du tiers monde.
Cette vision, empruntée à Michel
Foucault, Gayatri l’a savamment appliquée aux rapports de domination
« occident »/ « tiers monde »
3.
Enfin la discussion autour de la « tradition » du Sati, c’est à dire le sacrifice des veuves en Inde, son abolition par les britanniques
et l’interprétation erronée qu’on en fait et qui corrobore l’idée tant défendue
« que les subalternes ne peuvent pas parler » même si elles se
donnent la mort pour être entendue.
Si
l’on a bien compris Gayatri Spivak, on peut dire et affirmer à partir de cette
triple critique, que le discours savant
en tant qu’instance de pouvoir exerce une violence épistémique sur les
subalternes en particulier les femmes. La fabrication et la reproduction des
subalternes obéissent à une logique systémique.
« Petit livre »de 109 pages qui, à l’origine, est un article scientifique, il possède la force magistrale des textes
fondateurs. En effet « Les
subalternes peuvent-elles parler ?» est presque aussi important que « L’orientalisme » d’Edward
Saïd, un texte quasi mythique, « la bible » de tous les
théoriciens et penseurs des études
postcoloniales. Vous ne pouvez pas vous imaginer le nombre de commentaires
que ce court texte a provoqué dans le monde scientifique depuis sa publication
il y a trente ans. Selon Gérôme Vidal
qui est l’auteur de cette excellente traduction, la meilleure, parue aux éditions Amsterdam en 2009, c’est « l’un
des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus
discutés dans le monde depuis vingt cinq ans ».
Texte polémique et provocateur mais rigoureusement argumenté,
difficile et par moments hermétique comme les écrits de Jacques Derrida et Michel Foucault auxquels il fait souvent
référence, Gayatri Spivak adopte la
déconstruction comme méthode d’interprétation «inventée » par Jacques Derrida pour poser cette
question faussement interrogative qui en vérité est une
affirmation « Les subalternes
peuvent-elles parler ? » Par moments elle pense avec Derrida et par d’autres elle réfléchit contre Michel Foucault sans remettre en cause la conception foucaldienne du savoir comme pouvoir d’interprétation.
Ce texte philosophique est tellement beau et « difficile »
qu’il en arrive à assommer et emporter
le lecteur dans les méandres de la critique littéraire. La grande dame, Gayatri Spivak, qui est une star dans
les campus américains a réussi la gageure intellectuelle de faire interroger le sujet féminin qui est le thème central de cet ouvrage mais cette
fois-ci avec le vocabulaire de la critique littéraire. Le grand philosophe
français Jacques Derrida, qui est
beaucoup plus lu par les anglophones, a fini de prouver que la critique
littéraire peut rencontrer les thèmes philosophiques les plus aigus.
Il n’y a
que dans l’espace francophone que « les littéraires » investissent
peu la philosophie politique comme l’ont fait Gayatri Spivak et Edward Saïd. L’on
oublie souvent que la notion de « représentation »
tant débattue par les juristes et les politologues appartient d’abord aux
littéraires qui lui donnent un contenu dramatique à juste titre. C’est la
raison pour laquelle le texte de Gayatri a une portée historique sans précédent
parce qu’elle dit une chose « grave » : Les subalternes ne peuvent pas êtres représentées quoi qu’on fasse,
quelque soit la chose que l’ont dit, ils seront doublement dans l’ombre, muets
ou inaudibles. C’est l’intraduisibilité du discours subalterne en conflit
avec un autre ainsi que le définie le critique littéraire Jean François Lyotard dans son ouvrage « Le différend » qui se trouve débattu par Gayatri Spivak
dans ce texte étincelant. Les oreilles
ne sont pas suffisamment fines pour entendre les subalternes.
Les subalternes surtout les femmes sont d’autant plus muettes que lorsque l’on se met à parler en leur nom, il surgit
alors une interprétation erronée du message qu’elles énoncent. « Il n’y a pas
d’espace où le sujet subalterne sexué peut s’exprimer » dit-elle à la page 100. Aussi peut-on se
permettre de poser cette question
étonnante : « Les féministes
écoutent-elles les femmes ? » ou bien « Les féministes laissent-elles les femmes parler ? ». Telles
sont entre autres les graves questions que ce livre suscite. Il ya de grands
moments d’abstraction dans cette œuvre magistrale mais il n’y manque pas de
formules heureuses et même ironiques, du genre : « A l’ origine si vous êtes pauvre, noire et femme, vous avez
décroché le gros lot », Page 69.
Quoi de plus grave et
de plus inquiétant alors, de dire de fort belle manière, en cette période dite
de démocratie que « La représentation » n’est pas faisable. Voilà le
secret du succès de cette œuvre et son importance dans le champ du postcolonialisme.
C’est un texte
inquiétant parce qu’elle a inclinaison nietzschéenne en ce sens qu’elle jette
un regard oblique sur la question des « subalternes ».
Il faut dire ici que la notion de « subalterne »
empruntée à l’intellectuel néo-marxiste italien, Antonio Gramsci n’a pas ce contenu vulgaire
« d’opprimés » que l’on veut
lui donner. « Est subalterne tout ce qui n’a pas accès ou n’a
qu’un accès limité à l’impérialisme culturel. Alors qui dira que ce n’est rien
d’autre que l’opprimé ? La classe ouvrière est opprimée. Elle n’est pas
subalterne. C’est dans la logique du Capital » dit-elle en annexe.
Gramsci dirait hégémonie culturelle,
d’autres parleront trivialement de « système ».
Les féministes et les hommes de gauche sont interpellés par ce texte même si le
livre n’est ni un texte féministe ni un manuel de gauche. Ce livre qui est
recommandé à tous, a le mérite de s’inscrire dans le vaste champ de
renouvellement du savoir.
Khalifa Touré
Animateur du blog « Panorama Critique »
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