« Que nous soyons
tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut. Mais il y a autre
chose dans l’Art que la rectitude des lignes et le poli des surfaces. La
plastique du style n’est pas si large que l’idée entière…Nous avons trop de
choses et pas assez de forme » (Flaubert, Préface
à la vie d’écrivain)
Mais
pourquoi y a -t-il tant de personnes qui écrivent et publient des livres
devrait-on dire ? Que cherche-t-on à écrire des livres ? Quel est le
but poursuivi ? Si c’est le bonheur qu’ils cherchent, je ne connais pas un
seul grand écrivain qui fut vraiment heureux. Ils ne doivent certainement pas
être nombreux. L’immense Fiodor
Dostoïevski, l’homme de qui toute la philosophie russe est sortie, le
plongeur qui a été suffisamment vigoureux pour faire jaillir la lumière à
chaque mot de ses nombreux romans-fleuves, écrivait la faim au ventre, pauvre
comme Job, joueur et parieur invétéré, épileptique tombant souvent en « crise »,
il a souffert le martyr comme tous ses personnages défigurés par la maladie et
les sombres idées qui les ont traversées. Frederich
Nietzsche, qui n’avait ni Dieu ni maitre dira plus tard :
« Dostoïevski, le seul qui m’ait appris quelque chose en
psychologie ».Le plus grand poète français Victor Marie Hugo, le pâtre assis sur son promontoire,
l’« obscure témoin » contemplant l’horizon infini du monde des formes
éternelles nous délivrant le message gnostique dont il avait le secret, n’était
pas non plus un homme heureux. Les disparitions précoces, la mort, l’exil,
l’incompréhension, la stigmatisation ont été le lot de ce classique fondamental
au tempérament romantique qu’il fut.
George Orwell, l’auteur du très
« prophétique » 1984,
l’homme qui est définitivement entré dans la culture mondiale en inventant Big Brother
a été clochard et mendiant à
Paris. Mieux qu’Alexander Soljenitsyne,
il a révélé chez l’homme ce désir irrépressible de supprimer la liberté, il a
pointé de son doigt de scribe crasseux et néanmoins lumineux, cette volonté de
détruire l’homme qui est inscrite quelque part dans la civilisation
« occidentale ». Avant Jacques
Derrida, George Orwell a abordé la souveraineté sous l’angle de la bête, la
bête immonde tuant par sa puanteur.
Orwell est sorti du manteau de Kafka !
Franz Kafka, l’autre grand écrivain qui a définitivement
montré qu’il ne faut jamais désespérer de l’écriture. Il n’était pas non plus
heureux. Sombre et profondément malade de ce qui adviendra du monde, le conflit
avec son père l’affectera toute sa vie. Il a recréé l’écriture littéraire dans sa dimension fantastique. Kafka est certainement le plus grand
écrivain parmi les plus pessimistes.
En tout cas il est le plus vrai. Incompris de ses contemporains, il n’a jamais
connu le bonheur de la reconnaissance littéraire si tant est que le but d’un
écrivain est de courir derrière le bonheur. Je n’ai jamais compris comment Franz Kafka est devenu Kafka tout court, « l’écrivain absolu », le plus
étrange et le plus décalé des écrivains de notre temps. Depuis Kafka il n’ya pas eu de Kafka, même pas l’ombre d’un Kafka.
Il est l’écrivain fait homme, la solitude dans l’art, le génie et le talent à
l’état pur, le plus influent des artistes modernes. Le soleil zénithal de Kafka a
irradié tous les arts qui ont
gravité autour de son orbite. Il a ouvert tout un monde pour les
« arts modernes », un monde qui reste à être exploré. L’univers
Kafkaïen ne nous a pas jusqu’ici révélé tous ses secrets.
Quant à Marcel Proust, je ne pense pas qu’il se
soit saisi de sa plume majestueuse pour écrire son long et vertigineux « A la recherche du temps perdu »
simplement pour entrer dans le monde des lettres et devenir riche. Il est mort
dans la démunition totale, rongée par cette maladie dont il ignorait la
gravité. Sa profonde inspiration et son « travail » méticuleux sur la
forme lui ont permis de s’assoir sur l’horizon infini du temps en que durée au
même titre que Bergson et Muhammad Iqbal. Il a peut être inspiré l’immense cinéaste français
Alain Resnais dont l’œuvre est empreinte d’une distanciation temporelle inédite. Avec Louis
Ferdinand Céline, il est le plus grand romancier français du siècle
dernier. Oui Céline ! L’homme
dont l’œuvre peut se définir comme « une
grande attaque contre le verbe », une déflagration littéraire sous le
ciel démodé d’une littérature rampant dans une mièvrerie à faire vomir .Le
style de Céline c’est du jamais
vu ! Il a « vaporisé » la langue française. Avis et honte aux critiques qui sacralisent
aujourd’hui la langue ! Le
véritable enjeu de l’écriture c’est le style et rien d’autre. « Le style
c’est avoir quelque chose à dire » pensait Schopenhauer. Mais beaucoup n’en ont pas. Ils restent de simples auteurs. Céline a vite compris
cette chose-là ! Il le dit dans l’interview qu’il a accordée juste avant
sa mort, habillé en loques, malade et mal nourri : « C’est rare un style Monsieur ! Un
style, il y en un, deux, trois par
génération. Et il ya des milliers d’écrivains. Ce sont des pauvres cafouilleux
(…). Ils rampent dans les phrases, ils répètent ce que l’autre a dit. Ils
choisissent une histoire, ils prennent une bonne histoire (je vois que etc.)
C’est pas intéressant !» L’œuvre de Céline c’est du délire littéraire.
Il est génial même lorsqu’il est bête. C’est le plus grand pamphlétaire connu.
Admirable pour les uns, exécrable et
ignoble pour les autres « son écriture est une sorte de défécation
acide qui va radiographier le monde ».
Qui a dit que la littérature
c’est du politiquement correct ?
Personne n’est obligé d’écrire comme
Céline. Personne ne le peut d’ailleurs. Mais lorsque l’on entend certains
développements dans les milieux soi-disant littéraires, on sait que l’ignorance est en terrain avancé dans le
monde de la culture. Ceux qui jugent les
auteurs d’aujourd’hui avec les lunettes de « Demain dès l’aube » ou
« femme nue, femme noire » sont ridicules et démodés. Victor Hugo et
Senghor ne sont pas du tout démodés mais certains parmi leurs lecteurs
peuvent l’être. Encore que Victor
Hugo ce n’est pas « Demain dès l’aube ». On peut avoir à la fois l’injure et le génie à la bouche,
Céline en est l’exemple vivant. Et notre
admirable Sony Labou Tansi
n’est pas en reste dans cette pléiade d’écrivains audacieux et malheureux. Né à Kinshasa le 05 Juillet 1947 d’un père zaïrois et d’une
mère congolaise il est mort du Sida à l’âge quarante sept ans. Sony Labou Tansi est à la littérature ce que Quentin Tarentino est
au cinéma : Une écriture apocalyptique, une vision post-moderne. Tous
les deux appareillent vers un monde de folie, d’amour, de violence et de
larmes. Voilà l’essence de la littérature qui fait de Sony l’un des créateurs
majeurs de notre époque. Ecrire un livre de la texture de « LA VIE ET DEMIE » en 1971, il
fallait le faire. Littérature fantastique, futurisme et technologie postmoderne
en cette époque « africaine », il fallait être Sony Labou Tansi
admirateur du génial Tchikaya U’Tamsi
pour réaliser ce tour de passe-passe littéraire.
Tous les
textes de Sony tonnent par leur étrangeté et la tonalité caustique qui est sa
marque de fabrique. Sony n’est pas un
simple auteur c’est un écrivain qui
possède une écriture. Un écrivain c’est une atmosphère, un monde. Il a su
créer comme tous les grands écrivains, un monde qui lui est propre. Il a créé
un langage qu’il manipule avec une verve inégalée.
Sony, c’est
l’écrivain du « dévoilement de la honte ». La honte des dictateurs au
comportement ubuesque, la honte des fonctionnaires qui tuent les états
africains à petit feu, lisez « L’ETAT
HONTEUX.» Ecrivain controversé par son style déroutant, sa verve
particulière et son esprit séditieux, cet homme qui avait certainement une
fêlure à l’âme souffrait profondément malgré « la joie de vivre »
complexe qui perçait entre les interstices des nombreuses scènes de d’amour et
de violence qui jalonnent son œuvre.
Ses œuvres,
sans être larmoyantes, ont parlé de la vie, de la mort, de l’amour et de
l’espérance avec un style apocalyptique
qui vous arrache vos dernières larmes. Il est sans nul doute l’un des meilleurs
créateurs artistiques de la deuxième moitié du 20ème siècle. Il
n’est pas encore reconnu comme tel mais tous les grands écrivains ont connu le même
sort.
Si Sony
avait été dans d’autres domaines de création, il aurait pu inventer des
machines ou autres bizarreries très utiles. Il est de la race de Jean Cocteau ou Boris Vian. Bien sûr Boris Vian ! Auteur de « L’écume de jours » écrivain
authentique, poète, parolier, chanteur, musicien de Jazz, critique,
compositeur, ingénieur de l’école centrale, scénariste, traducteur, conférencier,
acteur et peintre. Il disait qu’il n’allait pas vivre plus de quarante ans et
il est mort à trente neuf ans !
Au reste pensez-vous
que Abdou Anta ka et Khady Sylla qui luttaient toute leur
vie contre la fêlure, cherchaient le bonheur ? Et Ibrahima Sall, l’auteur de « Crépuscules invraisemblables », qu’est-il devenu ?
Si vous
cherchez le succès, l’argent ou la popularité n’écrivez jamais à la manière de
Jack Kerouac, Kafka, Faulkner ou Samuel Beckett. Ils ont tout fait pour ne pas
avoir du succès finalement ils ont eu plus que la popularité, la notoriété ou
la réputation : l’autorité.
L’autorité est la chose la plus difficile à acquérir dans le monde de
l’écriture. Elle n’a rien à voir avec le succès et la popularité. Chercher le plaisir ou la popularité dans
le « statut » d’écrivain est la pire des décadences ; c’est le
lot de nombreux scribes qu’il faut classer parmi les auteurs. Tous les auteurs de livres ne sont pas des écrivains. La littérature est devenue une
effraction, un viol et même un vol du titre d’écrivain, une tentative qui
devenue une tentation. Aucun homme
sérieux ne cherche à devenir écrivain. Il écrit et c’est tout !
L’écriture est une quête. Voilà comment sont nés les plus fabuleux parmi les
maitres de la forme.
Khalifa Touré
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