« Le cinéma est un
moyen d’expression dont l’expression a disparu, il est resté le moyen. »
Jean Luc Godard.
« Le cinéma
substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » André Bazin.
A l’occasion de la cérémonie de clôture du festival de Cannes
2013, le très sérieux metteur en scène britannique Kenneth Loach, en recevant
le prix du Jury pour sa comédie sociale « LA PART DES ANGES » a tenu des propos apparemment anodins,
mais qui nous renvoient à la problématique de l’utilité du cinéma et de nos
rapports à l’Art en général, à une époque où les activités culturelles les plus
sensibles sont corrompues par le glamour, les paillettes, les lambris dorés et
le m’as-tu vu des stars. Avec la gravité expressive qu’on lui connaît, il a dit
en substance la chose suivante : « Le festival de Cannes nous montre que le cinéma n’est pas un simple
divertissement. Il nous montre ce que nous sommes et comment on devrait être
dans ce monde ». Présent cette année 2014 pour la 17ième
fois sur la croisette avec « Jimmy’s
Hall » en sélection officielle ; un film inspiré de la vie du
communiste irlandais Jimmy Gralton en bute à l’intolérance, au fanatisme et à l’incompréhension
de l’époque, Ken Loach déjà lauréat
de la palme d’or avec son très âpre « Le
vent se lève », a annoncé qu’il va tirer sa révérence ; allez
savoir pourquoi !
Quant au très illustre
Jean Luc Godard, il ne vient plus à
Cannes depuis des années prétextant mille et une choses. En 2010, il était
empêché par « des problèmes de type
grec », certainement un naufrage financier ! Cette année, il
était attendu mais finalement il nous a servi l’un de ses chefs-d’œuvre :
Une vidéo auto-enregistrée où, justifiant son absence, il s’adresse à Gilles Jacob, le président du festival, en des mots d’une sagesse et d’une courtoisie digne de son génie. En fin
de compte, son très expérimental film « Adieu au langage » a obtenu le prix du Jury en ex aequo avec
le virtuose Québecquois Xavier Dolan,
jeune prodige de 25 ans. Excusez du peu ! Présent à Cannes pour la
cinquième fois, le réalisateur de « Mommy »,
qui est une œuvre magnifique sur les rapports entre une mère et son fils qui
apprend à vivre, possède la graine des grands artistes. Un grand cinéaste est
né ! Mais le jeune surdoué a affirmé vouloir arrêter son cinéma pour
quelques temps, histoire de vivre comme ses copains et s’adonner à des choses
de son âge. « Je suis fatigué » a-t-il dit comme le génial Marlon Brando avait affirmé « Je suis
fatigué de sauver le monde. » Ah ! Que les artistes sont prétentieux et
c’est tant mieux. Tout le monde sait que le grand cinéaste new
yorkais Woody Allen, l’une des sommités de l’art
moderne et contemporain, l’homme qui a réinventé le burlesque, ne présente plus
ses films en compétition officielle depuis plus de trente ans. Il reviendra
dit-il, le jour où les films seront en lice en fonction de thèmes bien précis.
Le cinéaste serbe Emir Kusturica,
deux fois palme d’or pour « Papa
est en voyage d’affaires » et « Underground » ne dit-il pas tout le temps qu’il va arrêter le
cinéma pour se consacrer à sa musique. On connait la suite. Il n’est pas facile
de se libérer d’une passion.
Certaines critiques adressées au festival sont fondées mais
la plupart ne le sont pas du tout. Des
metteurs en scène comme le palestinien Elia
Suleyman, les américains Jim
Jarmush, Spike Lee, Gus Van Sant et le
chinois Wong Kar Wai n’auraient
jamais eu la réputation qu’on leur connait sans la critique bienveillante du
festival de Cannes. On oublie que c’est le festival qui a déroulé le tapis au
grand cinéaste sénégalais Djibril Diop
Mambety avec son très inspiré « Hyènes »,
une satire corrosive des rapports humains. C’est à Cannes que le burkinabé Idrissa Ouedraogo a eu le grand prix du
jury avec son drame social très poignant « Tilai », c’était en 1990. L’énigmatique « Yelen » du Malien Souleymane Cissé a été primé à Cannes
en 1987. Le tchadien Mahamat Saleh
Haroun est devenu un cinéaste reconnu après son prix du jury pour
« Un homme qui crie ». Quant au mauritanien Abderrahmane Sissako, sa notoriété internationale est due à une
grande maitrise du langage cinématographique et au festival qui lui a déroulé
le tapis rouge cette année pour son film « Timbuktu ».
Thierry Frémeux, le délégué général
du festival a révélé que le grand Sembene
Ousmane a été pré-choisit pour présider le jury de la sélection officielle
mais le sort en a voulu autrement. Cette année-là la présidence devait revenir
à l’Europe et entre temps le cinéaste-écrivain est décédé.
Mais le problème du
festival de Cannes qui vient de décerner la palme d’or au cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, n’est rien moins que la crise liée à
l’incompréhension du cinéma. Parler de Cannes, c’est parler du cinéma tout
court. Le principal ennemi du cinéma aujourd’hui est l’inculture généralisée
qui frappe le monde contemporain. Qui connait Nuri Bilge Ceylan ? Pourtant que de prix remportés à Cannes
avant cette palme extraordinaire. Son film « Winter Sleep » est un choc esthétique, moral et cinématographique selon
Télérama. Le cinéma est sans conteste la plus grande découverte artistique
du 20ème siècle. « Ignorer
le Cinéma, ses problématiques et son histoire est une lacune grave dans la
culture de l’honnête homme » a écrit Roger Caratini. Lors d’un récent
festival de cinéma, le cinéaste franco-polonais Roman Polanski s’est énervé
pendant une conférence de presse face
aux « questions débiles » des journalistes en disant tout bonnement
« Vous ne savez rien de ce que l’on fait ! ». Aujourd’hui, une
approche du cinéma qui ne tient pas compte des genres et des courants est justifiée
par une volonté d’aller au-delà des clivages mais elle a le malheur de
« desservir » le grand public et les jeunes qui veulent approfondir.
Lisez cette liste des dix meilleurs films d’horreur qui circule sur le Net !
Une liste où la plus part des films cités sont plutôt des fantastiques. Tous les films d’horreur
sont fantastiques mais tous les fantastiques ne sont pas des films d’horreur.
« The Shining » de l’immense
Stanley Kubrick n’est pas un film d’horreur comme il est écrit dans ce
mauvais palmarès. Voilà où nous mène la négligence de l’esthétique des genres
cinématographiques.
Le cinématographe (pour parler comme le janséniste du cinéma,
Robert Bresson) est certainement
l’art du spectacle le plus populaire de l’histoire moderne. Mais cette
popularité n’était pas évidente au début. Le cinéma a d’abord été une affaire
de techniciens et puis ensuite il est devenu « la chose » des
écrivains, un prolongement de la tradition d’écriture, l’une des empreintes
fondamentales de la culture européenne et orientale. Certains remontent à la
période des cavernes, aux peintures rupestres pour faire la genèse du cinéma, d’autres
plus « modérés » affirment que le cinéma est le prolongement des
« ombres chinoises » qui datent de l’antiquité. Des philosophes
affirment que l’idée cinématographique tire sa source de la fameuse allégorie
de la caverne de Platon puisque le
cinéma est l’art de la projection de l’écriture sous forme d’images. Mais
les plus réalistes disent que le cinéma en tant que technique a été inventé par
Les Frères Lumière en 1895 avec le
tournage de deux films : La sortie
des usines Lumière et L’arrivée d’un
train en gare de la Ciotat. Les Frères Lumières sont la phase technique du
cinéma mais le véritable inventeur de l’art cinématographique est le génial George Méliès. Il est le premier des cinéastes a être conscient que le cinéma est d’abord un langage, un
ensemble de signes, une écriture, un moyen d’expression au même titre que le
théâtre, la grande musique, la littérature,
la peinture et l’opéra. Voilà la petite histoire. On comprend bien maintenant
l’importance de la sémiologie pour décrypter les images subliminales que
projettent les œuvres des grands cinéastes. Cannes est à ce titre le bouclier sans lequel le cinéma mondial va
sombrer sous la masse des nombreux blockbusters qui sont produits par les
grands studios. N’eut été le festival de Cannes le cinéma d’auteur, les
films d’art et essai, les films expérimentaux disparaitraient complètement. Les
festivals de Cannes, Venise, Berlin, Carthage
et Sundance ont une haute portée pédagogique pour le public et les
cinéphiles. Il faut à la vérité dire que la plupart d’entre nous ont gardé un
regard enfantin et même puéril sur les films. Le cinéma avant d’être une industrie, est surtout une écriture.
Aujourd’hui il ya plus
de films-maker’s, des faiseurs de films que de cinéastes. Tous les réalisateurs
ne sont pas forcément des cinéastes. Voyez cette manie chez les acteurs qui ont gagné de la
notoriété et beaucoup d’argents, de marcher sur les pas des créateurs en
reprenant les schémas déjà usés. Leurs films manquent souvent de souffle parce
qu’ils relèvent simplement du procédé. On ne s’improvise pas cinéaste. Tout le
monde n’est pas Louis Bunel, Fassbinder, Maurice Pialat ou Claude Chabrol. Un cinéaste est un poète dont le mode
d’expression est l’image et qui par le truchement des films invente son propre
univers artistique. Un cinéaste est un écrivain qui a le
malheur d’avoir choisi l’image filmée comme moyen d’expression. Le grand
public ne le prendra jamais pour un
écrivain même si son écriture est plus puissante que la plupart des livres qui
font l’actualité. Je vous prie de regarder « L’ordet »
de Carl Dreyer, « Sunrise »
de Murnau, « L’année dernière à
Marienbad » d’Alain Resnais, « La règle du jeu » de Jean Renoir, « A propos de Nice » de Jean Vigo, « Le Cuirassé Potemkine » de Serguei Eisenstein, « Entr’acte » de René Clair et le
célèbre « Citizen Kane »
d’Orson Welles vous aurez honte de lire certains livres d’aujourd’hui. Orson
Welles, Charles Chaplin, Robert Bresson, Serguei Eisenstein, Jean Renoir le
fils d’Auguste, Ingmar Bergman, Jean Vigo, Carl Dreyer, Marcel Carné, Federico
Fellini, Vittorio De Sica, Roberto Rossellini, Fritz Lang, Murnau, Kenji
Mizoguchi, Alfred Hitchcock et Akira Kurosawa furent d’authentiques artistes.
Mais la race des grands metteurs en scène n’est pas éteinte. Aujourd’hui avec
l’univers burlesque de Woody Allen, les films de genre intelligents de Martin
Scorsese, le néo-surréalisme de Léo Carax, le post-modernisme violent et
dialogué de Quentin Tarentino, l’onirisme macabre et fantasmagorique de Tim Burton, le symbolisme
explosif de Djibril Diop Mambéty( décédé), l’éclectisme gigantesque de Steven
Spielberg, le réalisme fantastique d’Elia Süleyman, le monisme existentiel de
Térence Malick, le réalisme social des frère Dardenne, la narratologie
fragmentée de Alejandro Gonzalez Innaritu, et les contes chaotiques et
bruyants d’Emir Kusturica, le cinéma est
promu à un bel avenir. A moins que disparaissent les festivals avec des jurys
sérieux.
Les cinéastes sont des artistes
dont les sources d’inspiration viennent principalement des représentations qui
informent les différentes civilisations auxquelles ils appartiennent. Aussi
les références, biblique, homérique, dantesque, dionysiaque ou apollonienne
sont-elles foisonnantes dans le cinéma occidental. Le schéma narratif reste
universel mais la différence réside dans le fait qu’un cinéaste anglo-saxon, un
oriental ou un africain n’ont peut-être pas le même rapport avec le temps et
l’espace. Ils n’auront certainement pas le même univers mental, les mêmes
fantasmes et partant les mêmes films. Un « film africain » ne
ressemblera jamais à un « film américain ». Cette question n’a pas
grand-chose à voir avec les moyens ou la technologie, c’est plutôt une
problématique d’ordre esthétique. Telle est peut-être la question que le
festival de Cannes cherche à résoudre tant bien que mal.
Khalifa Touré
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