« Je ne comprends qu’une chose à la politique : La révolte !» Gustave Flaubert
Le Sénégal est le
pays des révolutions inachevées, le pays de la forme inaccomplie, c’est le pays
du « bu fi yemoon sax mu neex ».
Il n’est certes plus la
seule vitrine de la démocratie en Afrique comme il était présenté au début des
années 90. On a finit de dire et d’écrire
que cette vitrine est craquelée. Mais malgré tout ce bémol et nonobstant
la crise casamançaise, le Sénégal reste une démocratie reconnue. Il reste à se
demander si elle une démocratie sociale égalitaire ? Que la réponse soit
littéralement affirmative ou non, le Sénégal est tout de même une démocratie.
Mais pourquoi cette démocratie peine à nous sortir du « sous-développement » ?
(Je persiste à parler de sous-développement)
Quoi qu’il en soit le Sénégal est un pays doté d’une
insolente stabilité en Afrique, un pays qui a connu des moments de soubresauts
critiques, mais un pays qui s’en est toujours sorti « miraculeusement ».
Les Sénégalais auront fini de croire qu’ils sont bénis de Dieu. D’ailleurs,
cette manie à bomber le torse, à se
croire plus beau que l’on est, vient entre autres sources, de cette insolente
stabilité.
Dès 1962, deux ans
après la fameuse indépendance, une grave crise surgit au sommet de l’Etat. Une
crise présentée naïvement comme un problème de bicéphalisme au sommet de l’Etat,
dont les conséquences restent vivaces encore aujourd’hui. D’un strict point de
vue des orientations nationales et des valeurs qui fondent un pays, le Sénégal
ne s’est pas remis du conflit d’orientation qui a opposé Léopold
Sédar Senghor et Mamadou Dia. Les deux grands hommes auraient pu faire un
tandem remarquable. Le mariage entre
l’organisation et la méthode de Senghor
et le socialisme autogestionnaire de Mamadou aurait peut-être pu développer ce
pays. Mais jamais cette fracture n’a été perçue comme une catastrophe
nationale. Le Sénégal a « préféré »
Léopold Senghor à Mamadou Dia comme la France a choisi Descartes au
détriment de Pascal, toutes proportions gardées. Les Sénégalais ne sont pas des
romantiques, de grands rêveurs devant l’éternel. Ils sont d’un réalisme étonnant.
Un réalisme moralement dérangeant.
1968, le pays frôle la catastrophe avec la
crise socio-éducative dont « le point d’orgue » fut la grève des
étudiants et des syndicats de travailleurs. Le chef d’Etat major de l’époque,
le général Jean Alfred Diallo n’a pas
voulu faire tirer sur les étudiants. La crise avait atteint un tel point que le
président Léopold Sédar Senghor a
failli quitter le pouvoir. Lisez à ce sujet le témoignage de Magatte Lo dans « Le Sénégal
sous Abdou Diouf » des historiens Mamadou
Diouf et Momar Coumba Diop, c’est
à la page 43. L’orgueilleux Senghor craignait l’humiliation d’un coup d’Etat
militaire ou une grande révolte civile qui pourrait l’emporter. Cependant Mai 68 n’a pas aboutit à une « révolution »
politique. Allez savoir pourquoi !
1980 fut l’année de la grande grève du SUDES (syndicat unique des enseignants
du Sénégal). Un mouvement qui a cueilli à froid le technocrate Abdou Diouf qui venait d’être adoubé
par Léopold
Senghor. Ce dernier avait senti
l’impopularité et a génialement évité la sénilité politique en se retirant
tranquillement à Versons en France. Plus tard l’avocat Abdoulaye Wade n’aura pas
tiré les leçons du geste senghorien. Les années 80 furent aussi le témoin d’un
bouillonnement socio-religieux sans précédent au Sénégal avec le renouveau du mouridisme et l’émergence d’un islamisme militant. Mais cette affaire-là
resta sans suite politique notable. Elle n’a nullement aboutit à une remise en
cause du contrat social et de la république laïque.
En 1988, le régime d’Abdou Diouf fut ébranlé
par une grave crise socio-politique consécutive au contentieux électoral
provoqué par la violente contestation de l’élection présidentielle de la même
année. Le Sénégal a frôlé le bain de sang.
Des voitures ont même explosé à Dakar. L’armée était sur le point de
sortir de son grand silence. Le système éducatif en a souffert par une grave
instabilité qui aboutit à une « année
blanche ». Mais Abdou Diouf parvient à décrisper la situation en
acceptant de former « un gouvernement
de majorité présidentielle élargie » qui a vu l’entrée de l’opposition
significative avec à sa tête Me
Abdoulaye Wade. Encore une fois l’irréparable à été évité in extrémis. Mais
c’était le début de la fin du régime de Diouf. Le feu qui couvait encore a
continué à consumer et s’est étendu jusqu’aux événements du 16 Février 1994. Ce jour-là, la ville de Dakar a connu des actes d’une
violence inexplicable à la suite d’un meeting organisé par la CFD (Coordination des forces de
l’opposition). Six policiers furent
tués, les leaders de l’opposition et le marabout Moustapha Sy furent emprisonnés. Il s’en est suivi une répression
sans précédent dans les rangs des Moustarchidine
Wal Moustarchidat. Ces années ont correspondu à la dévaluation du franc CFA
et au plan de rigueur économique
Sakho-Loum. Un cocktail explosif qui emportera Abdou Diouf plus tard.
En 2000, la fameuse année 2000 dont la prospérité fut naïvement prophétisée dès les années 70
par des chansons populaires, il y eut la grande alternance politique consécutive
à une élection présidentielle très redoutée par les observateurs qui craignaient
à juste raison une explosion de violence. Mais, comme d’habitude, tout s’est
passé dans la paix. Abdoulaye Wade
arriva au pouvoir après 26 années
d’opposition, aidé en cela par une « gauche classique » qui a
théorisé et organisé « la révolution nationale démocratique » pour
accompagner le Sopi.
Douze années plus tard le Sénégal connut encore une crise politique
sans précédent. A la suite d’une longue bataille politico-judiciaire, le
conseil constitutionnel de la République du Sénégal valida la candidature
contestée de Me Abdoulaye Wade à
l’élection présidentielle. Ce qui provoqua l’ire de l’opposition politique et
des organisations de la société civile qui se regroupèrent dans le mouvement du 23 Juin. Cette crise
était d’autant plus grave qu’elle
menaçait pour la première fois de l’histoire le contrat social qui fonde le
vivre ensemble et la république du
Sénégal. Abdoulaye Wade était soupçonné de vouloir saper la république en voulant
imposer son fils Karim Wade. Mais rien n’y fit, les Sénégalais choisirent
d’aller aux élections, Abdoulaye Wade fut battu à plate couture par une
coalition dirigée au deuxième par le jeune Macky
Sall. Ce fut le 2012 de tous les
dangers. Il y eut plusieurs morts !
Mais toute cette faculté à construire la paix et le dialogue est
certes une condition nécessaire en démocratie, mais elle n’est pas suffisante.
Les Sénégalais aiment viscéralement la liberté mais en est-il autant de
l’égalité ? Il est donc fort à parier
qu’ils préfèrent la liberté à l’égalité sans pour autant être indifférent
à injustice. Or l’égalité est une composante essentielle de la démocratie,
on peut en déduire donc que notre démocratie est quelque peu
unijambiste. A ce propos il ne
serait pas inutile de s’interroger sur la morale des sénégalais pour établir
une échelle des valeurs propre à l’homo-senegalensis. Au sommet de l’échelle
trône indiscutablement « le maslaa »,
cette notion ambigüe pourtant dérivée la jurisprudence d’obédience malikite est
une sorte d’ersatz, de succédané de la « maslaha », un concept religieux signifiant « l’intérêt
général » complètement passée au Moulinex, socialement transformée pour
donner cette chose informe et ouolofisée appelée « maslaa » et qui n’est rien d’autre que du réalisme parfois
positif mais dans bien des cas « opportuniste ». Voilà paradoxalement
l’une des origines obscures de la préférence des sénégalais pour la liberté au
détriment de l’égalité. Sinon comment peut-on comprendre que ce « succès
démocratique » cohabite non pas seulement avec des pratiques inégalitaires
flagrantes, mais que l’on tolère, accepte et même intègre dans le système
démocratique?
A ce propos, le lien organique entre la démocratie et le
système économique et social est suffisamment établi pour remarquer cette place
marginale occupée par le
« monde rural composé par les villages » dans notre système
démocratique. On a fini de comprendre avec Achille
Mbembe que l’informalisation des économies africaines provoquée en partie
par l’exode rural est un facteur bloquant pour la démocratie. A vrai dire le traitement subi par nos villages depuis
les indépendances constitue une balafre sur la face déjà informe de notre démocratie. Quel cœur sensible
n’a pas flanché devant cette expression ravagée dans le regard et le visage de
nos paysans apeurés par les longues années de privations, de promesses non
tenues, de brimades et autres persécutions innommables ? Les villages africains subissent la
démocratie, c’est paradoxal ! Une violence systémique, une démocratie
de l’exclusion symbolique, plane toujours au-dessus, caractérisée par un regard
irrespectueux et déformé ; une stigmatisation insidieuse (qui passe
inaperçue) jusque dans la distribution des rôles au sommet de l’Etat.
L’avenir de nos
démocraties et la possibilité d’un développement économique dépend certainement
du sort réservé à nos villages et nos villes. La continuité entre les deux entités formerait une
culture de l’avenir, un cosmopolitisme qui débouchera sur cette démocratie tant
souhaitée. Nos autorités gagneraient à s’inspirer des écrits magistraux de Jean Marc
Éla, ce « penseur du
devenir illimité » dont les deux ouvrages sont des bréviaires du
développement : « La ville en Afrique noire » et « L’Afrique des villages ».
Khalifa Touré
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