Si l’on s’en tient à
« L’Orientalisme » d'Edward Saïd, la réponse est affirmative sans
aucun doute. Ce texte écrit par le grand
intellectuel américano-palestinien, Edward Saïd est peut-être aussi important
que « Défense et illustration de la langue française » de Joaquim Du
Bellay écrit au 16ème siècle et la fameuse « Préface de
Cromwell » de Victor Hugo. Puisque ce texte a ouvert définitivement un courant de
pensée et même une discipline universitaire : Les études postcoloniales. Ces différents textes sont en eux-mêmes
des manifestes littéraires, des révolutions mentales et esthétiques. « L’orientalisme » est avant tout un
grand texte littéraire et scientifique écrit par l’un des plus fins critiques
littéraires du 20ème siècle, Edward
Saïd.
Autant
dire que ce livre possède la puissance des textes fondateurs, c’est le bréviaire aujourd’hui de tous ces
grands intellectuels et théoriciens issus des pays anciennement colonisés et de la diaspora, de l’Afrique à
l’Asie en passant par l’Angleterre, la France et l’Amérique du Nord. Écrit
d’une seule traite en 1977, « L’orientalisme » provoqua d’abord
le scepticisme chez les éditeurs. Mais très vite, il eut une fortune
exceptionnelle : Il est à ce jour
traduit trente six langues. La parution effective de ce grand livre en 1978 provoqua des réactions diverses et
variées allant de « l’hostilité à l’appréciation élogieuse en passant par
l’incompréhension la plus totale ».
Il
faut dire que le texte de Saïd ne peut laisser aucun lecteur indifférent. Voilà
l’un des livres d’où l’on ne sort jamais indemne. A la manière de Franz Kafka qui pensait qu’un grand livre est celui que l’on reçoit
comme un coup de point, nous sommes sortis de ce livre totalement secoué,
d’une secousse non pas tellurique mais intellectuelle et esthétique, sans aucunement exagérer !
Le grand orientaliste français de
l’époque moderne, Maxime Redinson a confessé être complètement traumatisé par
ce livre.
Comment
peut-il en être autrement ? Ce texte est écrit par un homme d’une
érudition étonnante qui connait tous les grands moments de la littérature
mondiale. Ceux qui aiment la littérature
vont se régaler ; le texte de Saïd est jalonné de grands écrivains
et des commentaires bouleversants : A commencer par la Grèce antique et
Rome avec Eschyle et Hérodote à des
auteurs actuels comme Henry Kissinger en passant par Victor Hugo, Dante Aligheri, Gustave
Flaubert, Gérard de Nerval , Goethe, Chateaubriand, Alphonse de
Lamartine, Karl Marx, Maurice Barrès, Anouar Abdel Malek, Michel
Foucault et bien entendu des orientalistes comme les incontournables Sylvestre de Sacy, Ernest Renan, William
Jones, Edward William Lane ( Maxime Redinson et Louis Massignon sont cités
incidemment). En plus des personnages
historiques comme Napoléon qui
conquiert l’Egypte à la fin du 18ème siècle : « Tout commence avec Bonaparte, continue avec le développement des études
orientales et la conquête de l’Afrique du Nord. » dit Edward Saïd
dans la préface.
Mais
l’explication d’une telle force réside dans la thèse fondamentale de ce
livre : L’ORIENT A ÉTÉ CRÉÉ PAR
L’OCCIDENT. Il s’agit ici non pas de l’orient comme réalité physique et
géographique mais de l’Orient en tant que représentation et création par un
occident qui a eu besoin de ce double
imaginaire pour y projeter ses
fantasmes et ses défauts à travers une littérature d’une abondance prodigieuse. Voilà selon Saïd l’origine première de l’orientalisme.
Il
s’est évertué avec beaucoup d’érudition à travers 413 pages à
« déplier » le discours occidental sur l’orient. Des commentateurs
avisés comme Achille Mbembe ont eu raison d’affirmer qu’ « Edward Saïd a déconstruit la prose
coloniale » comme Aimé Césaire,
dirons-nous, l’a fait réussi avec son « discours sur le
colonialisme ».
Mais
la grande différence est que « L’orientalisme » est plus
démonstratif, c’est un texte
scientifique qui a réussi à démolir l’infrastructure discursive du système
colonial mais avec les outils « redoutables » de la littérature. Jusqu’à
la parution de ce texte les intellectuels de la tradition marxiste se sont
évertués à démonter le système colonial à travers la critique exclusivement
matérialiste des rapports de production économique mais voici qu’un texte
surgit pour dire que l’essence de l’esprit colonial est plutôt à
chercher dans l’imaginaire, dans le
savoir produit par le colon. L’orientalisme étant l’un de ses savoirs.
Comment le colon se fait une idée de l’autre ? Comment il se projette sur
le colonisé ? Comment il se défausse sur l’Arabe, le musulman ou
l’Africain ? « L’orientalisme »
de Saïd prend le contre-pied en
appareillant vers une critique littéraire des représentations de type colonial
en procédant à une analyse et une déconstruction du discours de l’occident sur l’orient. C’est la
raison pour laquelle des intellectuels de tradition marxiste et
internationaliste comme Aijaz Ahmed,
Chandra Talpade Mohanty ou encore
Benita Parry ont violemment réagit à ce texte qui a provoqué beaucoup de
controverses. Il dit d’ailleurs dans l’introduction que « les théoriciens
marxistes américains en particulier, ne se sont pas donné la peine de combler
la lacune entre le niveau
superstructurel et le niveau fondamental dans l’érudition historique
textuel ».
C’est une déconstruction qui a fait mouche
puisqu’elle a ouvert la brèche à travers laquelle se sont engouffrés un nombre
important d’intellectuels, de théoriciens et de penseurs d’horizons divers comme les africains Achille Mbembe et Valentin Mudimbe, les
indiens Gayatri Spivak, Homi Bhabha et
Ashis Nandy. Il a permis de faire la jonction entre les études
postcoloniales et les « subaltern studies », courant
de pensée née en Inde. Tout cela se
passe dans les années 80. C’est
pourquoi ces années sont désignées comme le moment de la grande herméneutique «High Theory » qui correspond en
même temps à la « french
Theory » avec les Derrida, Foucault et
Deleuze. C’est la période de « la grande interprétation » qui poursuit aujourd’hui son cours.
Et dans cette période « L’orientalisme »
occupe une place centrale. Ce texte
et ces auteurs ont permis une circulation d’idées entre francophones et
anglophones, entre africains, asiatiques et européens.
Edward Saïd qui affirme avoir écrit d’une traite ce livre, comme
pour dire que « la chose » coulait de source, a construit son texte
en trois(3) grandes parties : le domaine de l’orientalisme, l’orientalisme
structuré et restructuré, l’orientalisme aujourd’hui. La lecture attentive de
ses trois parties nous révèle une « vérité épistémologique » : C’est que toute science a une politique, la
raison a une histoire, aucune science n’est neutre.
Aujourd’hui aucun pays anciennement colonisé
ne peut faire l’économie de la décolonisation épistémologique pour sortir de la
bibliothèque coloniale et s’envoler vers l’universel sans esprit de fermeture
sur soi.
Ce
débat est presque inexistant dans beaucoup de pays francophones, le Sénégal en
particulier. La décolonisation en tant que méthode, même si elle ne peut pas
figurer explicitement dans les programmes, elle doit absolument être prise en
compte et même informer notre système éducatif pour libérer « le club des
intellectuels dirigeants » du
corset colonial, se défaire de
« l’hégémonisme des minorités
possédantes » qui monopolisent
les pratiques discursives pour en faire
un instrument de domination. Je parle de l’école et de l’université qui
excluent les autres manières de voir et penser en les disqualifiant arbitrairement
hors du cercle de la science. Personne n’est étonné de voir que la commission
de réforme de l’enseignement supérieur ne prend pas en compte cette dimension politique du savoir. On ne peut pas se contenter
de dire que l’école est laïque, républicaine et gratuite, cela ne suffit pas. L’école qui est le plus grand centre de
fabrication et de diffusion du savoir a le devoir de répondre à la question
suivante : « Quelle type de Sénégalais je veux créer ? » Et
ce Sénégalais qu’il nous faut ne peut se faire qu’en dehors de la bibliothèque
coloniale. Telle est la grande
leçon que l’on peut tirer « L’orientalisme »
d’Edward Saïd qui est recommandé
à tous les hommes politiques.
Khalifa
Touré
776151166/709341367
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