« Un énorme travail de réassemblage est
en cours, vaille que vaille, sur le continent africain. Ses coûts humains sont
élevés. Il touche jusqu’aux structures de la pensée » Achille Mbembe.
Le soleil de l’Afrique est peut-être
en train de poindre ! C’est le sentiment que l’on éprouve au sortir du
livre d’Achille Mbembe, « Sortir de
la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée ». Au moment où
l’on commémore dans la polémique, les 20 ans du génocide rwandais, la lecture
de ce livre est comme un heureux hasard, une lumière qui vient éclairer les
zones d’ombre d’une histoire de la modernité africaine pas suffisamment cernée
et documentée. On ne le dit jamais assez, mais certaines grandes tragédies du
monde participent de notre modernité. Elles relèvent plutôt d’un phénomène de
réassemblage, un douloureux travail de procréation. « Sortir de la grande
nuit » est paradoxalement une volonté et même un désir de s’extirper de la mort lorsque le monde est
entre chien et loup, lorsque la vie et la mort participent de la même substance
comme nous l’avons constaté dans les moments les plus hallucinants de la
tragédie rwandaise. Ce qui fait dire d’emblée à Norman Ajari la chose suivante dans un article scientifique intitulé,
De la montée en humanité. Violence et
responsabilité chez Achille Mbembe : «(…)
il s’est agi pour Achille Mbembe de faire jouer, contre l’humanisme ranci du
sujet libéral, une pensée de la montée en humanité, c’est-à-dire du mouvement
interminable d’arrachement à la violence comme fabrication de l’homme. »
Au reste, il existe d’une part une
actualité du monde tout court, rapportée quotidiennement par les media et dont le public est friand et
d’autre part une actualité du savoir qui échappe souvent à notre intérêt. Elle
nous arrive de façon parcimonieuse à travers des revues scientifiques, des
livres « trop sérieux » et enfin des émissions radiophoniques et
télévisuelles qui tentent vaille que vaille d’offrir une place aux choses de
l’esprit. Cette dernière actualité est tellement noyée dans la vague déferlante de la religion médiatique,
qu’elle nous cache la grande histoire du monde. Des révolutions silencieuses se
déroulent de façon insidieuse sous nos yeux rivés ailleurs. L’actualité du
monde ne nous montre que les situations de mise à mort au
moment où se déroule à l’ombre une grande bataille pour la vie. C’est la
découverte, l’analyse et le constat de l’historien camerounais Achille Mbembe qui raconte l’histoire
moderne de l’Afrique à partir d’un récit quasi-autobiographique.
Tout est
partie du crâne d’un mort, celui de Ruben
Um Nyobé, ce héros oublié et à qui on refuse une sépulture digne de son œuvre. Récit autobiographique puisque la région
d’origine de l’auteur
est le bastion du mouvement nationaliste au Cameroun, sa pensée est
particulièrement ouverte à l’idée de résistance. C’est la raison pour laquelle
le martyr du résistant anticolonial Camerounais Um Nyobé est particulièrement
présent dans ses écrits. Il y a une mystique de la résistance chez
Mbembe : « Interprétation de la vie et
préparation à la mort, la lutte pour la décolonisation revêtit, en maintes
occasion, l’allure d’une procréation poétique. Chez les héros de la lutte, elle
exigea le dessaisissement de soi, une étonnante capacité d’ascèse, et dans
certains cas, le tressaillement de l’ivresse » P.19. La tante
d’Achille Mbembe fut l’épouse de Pierre
Yém Mback qui a été assassiné en
même temps qu’Um Nyobé dans le
maquis. Les assassinats de tous ces
martyrs de la lutte pour l’indépendance, Osendé Ofana, Ernest Ouandié, Félix Moumié et leur effacement de l’histoire officielle du Cameroun ne
cessent de hanter la pensée et l’œuvre d’Achille. Cela explique peut-être la
fascination que la mort et le symbolisme de la nuit exerce sur l’auteur.
Achille Mbembe est peut-être un romantique. Il invoque Martin Heidegger dont le commentaire du poète romantique allemand Hölderlin dénote une profonde blessure.
La mort, la perte et le gain appartiennent
à la thématique romantique. Achille Mbembe a peut-être et certainement à juste
raison une conception nécropolitique du pouvoir. Le pouvoir politique en
Afrique contemporaine, c’est le désir de donner la mort, le pouvoir de tout
posséder : La vie, les biens, l’argent, le corps, les femmes etc. « Le
potentat est donc, par définition sexuel. Le potentat sexuel repose sur une
praxis de la jouissance. Le pouvoir postcolonial, en particulier, s’imagine
littéralement comme une machine à jouir. Ici, être souverain, c’est pouvoir
jouir absolument, sans retenue ni entrave. La gamme des plaisirs est
étendue » P. 217
A coté de cette image de
l’Afrique qui sombre, il y a cette Afrique qui vient ! Rien à voir avec
l’incantation ou l’onirisme : « Un énorme travail de
réassemblage est en cours, vaille que vaille, sur le continent africain. Ses
coûts humains sont élevés. Il touche jusqu’aux structures de la pensée » écrit
Achille Mbembe à la page 13. Cette révolution culturelle silencieuse qui n’est
pas suffisamment documentée procède par destruction et
réassemblage :« A coté du monde des ruines et de ce qu’on a appelé la case sans
clés( chap.5) s’esquisse une Afrique qui est en train de faire sa synthèse sur
le mode de la disjonction et de la redistribution des différences ». Le monde africain qui vient se
forgera à partir de la force de ses différences et sa matière indocile. C’est
un mélange, une créolité dont l’épicentre est Johannesburg et que l’on sent aussi
dans les grandes métropoles africaines comme Dakar, Abidjan, Nairobi, Abuja,
Lagos etc. Cette modernité africaine
dénommée Afropolitanisme par Achille
est déroutante parce qu’elle est une mixture, une matière dont la forme est en
cours. Elle a été « miraculeusement » annoncée par des démiurges
comme Edouard Glissant et Franz Fanon dont la pensée irradie de
façon constante la marche d’Achille Mbembe.
A travers l’Afropolitanisme
l’historien nous révèle comment on s’arrache de la mort, de qu’elle manière on
fabrique la vie en Afrique. Après la
mort, quelles sont les réserves de vie qui fertilisent notre être dans le monde
en tant sujet ? On s’éloigne ici des idées communes sur la jeunesse
africaine et les taux de croissances, c’est davantage la grande révolution
sociale des rapports humains qui est constatée dans cette révolution africaine qui est en cours : « (…) De ce commerce émergent des formations culturelles hybrides et en voie
de créolisation accélérée. C’est en particulier le cas de l’Afrique musulmane
soudano-sahélienne, où les migrations et le commerce à longue distance vont de
pair avec le colportage des identités et une utilisation habile des nouvelles
technologies »P.208
Cette Afrique-là qui vient, défie paradoxalement la race. Il n’est pas question
ici de nier la race en tant que facteur biologique mais « liquider l’impensé de la race ». Achille Mbembe déconstruit toute forme de pensée qui part de la race
comme facteur heuristique, qu’elle soit africaine ou européenne. Pour lui, le
racisme est une variante de la démence et de la folie. La psychiatrie est ici
convoquée pour expliquer les comportements racistes. « Le nègre n’est pas, pas plus que le
blanc » a écrit Franz Fanon. Au-delà de l’universalisme décoloré à la
française l’Afrique devra regarder ailleurs. « Sortir de la grande nuit »
est d’abord une entreprise critique, une refondation de la critique à l’égard
de l’Europe et de nous-mêmes, une éthique de la responsabilité. L’Afrique devra
construire son propre temps. Il faut « provincialiser
l’Europe » dit Achille Mbembe.
Nos gouvernants continuent d’agir comme
si l’Europe est toujours le centre du monde. Ils agissent comme s’ils vivaient
au 19ème siècle. L’Afrique devra
sortir de l’Europe. Le temps de l’Europe n’est plus » renchérit-il. De longues pages sont consacrées à la
critique et la déconstruction à l’universalisme de type français, « un
universalisme ignorant la couleur » et la différence. Un universalisme qui
produit un républicanisme dogmatique et une conception répressive et policière
de la laïcité. « La France est une nation figée » dit-il sans ambages.
Un moment important est consacré à la french Theory et à cette tentative
parisienne d’arraisonnement de la pensée sous prétexte de lutte contre le
totalitarisme oubliant délibérément le colonialisme.
La France ne veut pas décoloniser malgré les indépendances de
forme. En témoignent le néo-révisionnisme de droite et même celui de gauche qui
tente de légitimer sournoisement le fait colonial par le refus de la
repentance. « La tyrannie de la pénitence» de Pascal Bruckner et « Fier d’être français » de Max Gallo en sont les exemples les plus
communs. Ce néo-révisionnisme est un loup qui se drape souvent de la peau de
l’agneau. Il a gagné même l’Afrique ou
certains historiens et écrivains prêtent le flanc et ouvrent des brèches en
défendant des thèses hâtives et extrêmement faibles sur le plan théorique. Ils
ne savent pas que les racistes font feu de tout bois. La formule « Sortir de la grande nuit » ne
fait pas référence à la vieille thématique de la renaissance mais à la
problématique de la décolonisation de l’Afrique, une tâche qui incombe à la
fois aux africains « proprement dit » mais qui appelle aussi à une
décolonisation des élites françaises. Achille Mbembe a une conception
singulière et inédite de la décolonisation. Il écrit : « La décolonisation est un événement dont la signification politique
essentielle résida dans la volonté active de communauté, comme d’autres
parlaient autrefois de volonté de puissance(…) elle avait pour but la
réalisation d’une œuvre partagée : se tenir debout par soi-moi-même et constituer un
héritage » P.10.
On ne le dit pas suffisamment mais la
décolonisation qui reste inachevée est un moment important de la modernité
africaine « la décolonisation a fini par devenir
un concept de juristes et d’historiens.
Ce ne fut pas toujours le cas. Aux mains de ses derniers, cette notion s’est
appauvrie. Ses multiples généalogies ont été occultées, et le concept a perdu
de la teneur incendiaire qui marqua pourtant ses origines. » P.55.
La décolonisation telle qu’elle a été
vécue et professée par les anciennes colonies est une tentative de déclosion du monde, une volonté de vivre en commun dans le monde,
c’est une forme de transnationalisation des problèmes et de la vie des
anciennes colonies. Telle est l’idée essentielle de « Sortir de la grande
nuit » qui appelle les africains à observer une grève morale. « La grève morale est une forme d’insurrection. Son objectif est de
briser les forces mortes qui limitent les capacités de vie. Réveiller le
potentiel de grève exige aussi que nous réfléchissions simultanément sur la
question de la violence révolutionnaire(…) car tout sans versé ne produit pas
nécessairement la vie, la liberté, la communauté. Si les africains veulent se
mettre debout et marcher, il faudra tôt ou tard regarder ailleurs qu’en Europe »
conclut Achille
Mbembe.
Khalifa Touré
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