Cette méfiance des intellectuels
vis-à-vis des media ne date pas d’aujourd’hui. Déjà à la fin du dix-neuvième
siècle le grand écrivain Russe Léon Tolstoï, un des plus éminents
pourfendeurs de la presse bien avant le sociologue Français Pierre Bourdieu,
a écrit dans un ton polémique la chose suivante : « L’activité
journalistique est un bordel intellectuel ». Plus loin il dit :
« Cette année je ne reçois pas une revue, pas un journal et je trouve
cela très sain ». Il est difficile de trouver mieux dans la critique
anti-journalistique ; c’est le sommet. Mais il est à noter la posture
dogmatique et paternaliste du vieux comte Léon Tolstoï. Remarquez que la
plupart des savants sont dogmatiques. C’est une vertu chez eux.
Il est des hommes qui peuvent se
passer des media. La capacité de voire plus loin que d’autres leur permette
d’entrer en médiation avec les événements du monde et comprendre leur
soubassement sans l’intermédiation de la radio, de la télé ou de la presse
écrite ; Claude Lévy Strauss ne regardait pas la
télévision. Certainement pour des raisons de santé intellectuelle, pour
éviter la pollution médiatique. Mais tout le monde ne peut pas se payer le luxe de « snober »
les media. Les media sont très utiles sans être pour autant nécessaire.
En vérité Tolstoï n’abhorrait pas
la presse, il détestait plutôt le pouvoir et il savait que la presse allait
devenir un pouvoir. S’il avait vécu jusqu’ à nos jours il allait peut être
tomber des nues devant une presse devenue le quatrième pouvoir comme on le pense
aujourd’hui à tort ou à raison. L’affaire des écoutes téléphoniques commises
par un journal anglais est le symptôme des media qui se veulent pouvoir
absolu. Comme Big Brother et tous
les pouvoirs qui veulent tout contrôler, le Tabloïd anglais à l’image de
journaux d’aujourd’hui sont devenus un danger qui menace la vie privée et la
liberté des individus. Ceci est un paradoxe dans les sociétés modernes.
Comment la presse peut aller à l’encontre de la liberté elle qui est sensée
l’exprimer ?
Les lecteurs et consommateurs d’informations ne sont pas
exempts de reproches. Le gout immodéré
et même morbide pour l’information des lecteurs-voyeurs qui sont à l’affut
des moindres potins et des chiens écrasés servis gracieusement par des
journaux sans scrupules est devenu un mode de vie en société. C’est l’une
des raisons pour lesquelles il existe même des journaux réputés
« sérieux » qui font en réalité de la presse de caniveaux déguisée.
En vérité l’audimat est le mal qui tue la presse sérieuse.
La presse est devenue un grand
pouvoir ; et comme tous les pouvoirs l’on oublie qu’elle a une grande
capacité de nuisance. Ils ne s’en rendent pas compte mais certains ténors de
la presse sont en vérité sur une posture de pouvoir. Le pouvoir n’est pas que
politique. De grands spécialistes et acteurs de la presse mondiale pense
d’ailleurs que la chose que l’on appelle aujourd’hui « journalisme
d’investigation » qui peut conférer à son auteur un grand pouvoir de
pression, n’est pas en vérité du journalisme puisqu’il risque d’excéder les
prérogatives du journalisme classique et heurte la déontologie. Le débat est
ouvert.
A ce propos l’historien et
démographe Emmanuel Todd a dit : « La capacité d’illusion et de projection des media est
particulièrement forte dans une société atomisée dont ont disparu les
croyances collectives structurantes »
Il ya dans ce pays
de« grands » journalistes
qui en vérité participent du pouvoir, même s’ils sont dans une
position de dénonciation contre telle ou telle affaire d’Etat. C’est très complexe.
Pour comprendre cette affaire « une
analyse de contenu » de la presse nationale est nécessaire pour
approfondir la réflexion sur les rapports entre l’ETAT et la PRESSE dans une
perspective d’une société démocratique équilibrée. La presse est l’une des structures de la société civile les plus
exposées face à l’ETAT. Il est vrai que du point de vue de la
forme, l’Etat et la presse prennent des directions contraires mais au fond la
presse dans sa nature de véhicule d’idées devient le relais naturel des
éléments de l’Etat y compris la
presse privée. C’est l’Etat qui
invente l’atmosphère idéologique dans laquelle baigne toute la presse (presse d’Etat comme presse privée).
Le néo-marxiste Antonio Gramsci a
raison de penser que l’une des fonctions de l’Etat est de
« parasiter » la société civile réelle par un processus de
médiation, peut-on dire. Et la presse, privée comme étatique, répercute de
façon « irresponsable » tous les éléments de domination de la
classe dirigeante élargie.
La réflexion sur la liberté de la
presse doit aller dans cette direction. Cette réflexion dépend à coup sûr
d’une analyse approfondie de la notion de société civile. Une presse doit
être indépendante mais elle ne peut pas être neutre. La neutralité est irresponsable.
Un journal peut rester crédible, se réclamer de la droite, de la gauche ou du
centre et rester indépendant c’est-à-dire non partisan, politiquement
s’entend. On peut traiter une information sous le prisme idéologique du
libéralisme ou du socialisme. Cela ne pose pas problème dans une société
démocratique. Ce qui peut déranger c’est l’embrigadement, l’inféodation et la
corruption.
Par ailleurs un journal peut
dépendre financièrement de bailleurs de fond et d’actionnaires mais rester
libre. Cela est possible dans une société démocratique. Tout est question de
liberté et de responsabilité. Un homme
qui n’est pas libre, philosophiquement parlant, ne peut pas faire un bon journaliste.
. Regardez au Sénégal la manière
peut prudente et disproportionnée avec laquelle les media donnent la parole
aux différents candidats aux « hommes publics ». Cette propension
des media à surexposer des les gens d’en haut déjà connus de l’opinion est
inefficace d’un point de vue de la production démocratique. Elle contredit le
sacro-saint principe de la curiosité journalistique.
Si Barack Obama était Sénégalais
il allait courir derrière les media pour obtenir une interview parce qu’avant
2004 personne ne le connaissait dans son pays. La presse est en train de
mettre en selle et de privilégier de
façon « inconsciente » une certaine classe de privilégiés. La presse, privée et étatique, est un
formidable appareil idéologique
aux mains des dirigeants. La presse a peur d’aller vers l’inconnu, de
sortir des sentiers battus même si elle est consciente que le connu est peut
mauvais ou dangereux.
Par
ailleurs le fléau qui frappe aujourd’hui la presse est « l’assèchement culturel » qui
touche bon nombres de journalistes. A ce sujet, remarquez le propos fort juste
du philosophe et médiologue français Régis Debray : « Un journaliste c’est quelqu’un qui lit les autres
journalistes ». Autrement dit les journalistes pour la plupart ne
lisent pas du tout ou lisent peu. Cela est tellement juste qu’au Sénégal dans
le monde de la presse il est à remarquer un phénomène qui s’assimile à du mimétisme lexical. Il suffit qu’un
« ténor » de la presse ou un homme public utilise un mot ou
tournure en langue française que les autres s’en emparent. Alors le mot est
vidé de son sens propre. Exemples : Strapontin, Station ministériel, les
grands chantiers (pour dire les projets) etc. Le phénomène ne date pas
d’aujourd’hui.
En 1993 lors du fameux contentieux
électoral qui a vu la démission du juge Kéba M’baye, Mme Andresia Vaz à qui
l’on avait confié le dossier avait utilisé l’expression française « j’ai
pris sur moi ». Alors toute la presse s’est mise à reprendre cette
expression comme si elle venait d’être inventée. Le mimétisme lexical révèle une certaine paresse
« culturelle » mais elle tue surtout l’identité éditoriale et la
parole journalistique. Le journalisme ce n’est pas de l’art mais un
journaliste doit avoir un minimum de talent. Les simples techniques apprises
en six mois ne suffisent pas à faire un bon journaliste. Un journaliste doit
être cultivé (au passage la culture générale ce n’est pas la culture).
Les grands journalistes de ce
monde sont de redoutables lecteurs. Si le journalisme n’était pas un exercice
excitant au plan intellectuel, d’éminents penseurs comme Raymond Aron ou
Ernest Hemingway n’exerceraient pas ce métier. Au Sénégal des écrivains
talentueux comme Boubacar Boris Diop et Ibrahima Signaté sont d’abord passé
par le journalisme.
Certains
journalistes sont conscients des dangers qui guettent la presse. En effet beaucoup de professionnels de la presse
décrient de façon objective les dérives de la presse sans tomber dans
l’auto-flagellation ou la haine de soi. Certaines critiques
« politiciennes » tendant à noircir tout le tableau de la presse sont
tendancieuses et à la longue improductives. A qui ferait-on croire qu’il n y a plus de bons journalistes au
Sénégal, que tous les journalistes sont des « ripoux » ? En
vérité la crise de la presse Sénégalaise c’est la crise de la société
sénégalaise, c’est surtout la crise de la démocratie Sénégalaise.
Lorsque le
secteur de l’éducation sombre dans une crise telle que l’écrasante majorité
des élèves qui passent le BFEM obtiennent zéro en dictée et que des
enseignants s’expriment « douloureusement » en français il y a lieu
de comprendre le déficit de formation intellectuel manifeste de certains
journalistes. C’est l’Education
Nationale qui fabrique les
journalistes, oublie-t-on souvent.
La presse
d’un pays est à l’image de la démocratie de ce même pays. Le modèle démocratique d’un pays n’a que
la presse qu’elle mérite. Le Sénégal est une démocratie qui se veut
institutionnelle et formelle, ce n’est pas une démocratie sociale.
Par
ailleurs le syndrome du
journaliste-VIP a largement contribué à la dégradation croissante du niveau
d’expression et de traitement de l’information au Sénégal. Pour la même
raison on assiste aujourd’hui à l’ « embourgeoisement » des
« ténors » de la presse. En effet les plumes les plus brillantes du
Sénégal ont cessé d’écrire créant un vide dangereux pour la qualité de
l’information. Des jeunes atteints par la répression sociale s’engouffrent
dans les brèches provoquées par ces nouveaux nababs de la presse qui ont
déserté les rédactions. L’extrême
précarité qui frappe certains journalistes qui perçoivent des salaires qui
enlèvent toute dignité à l’homme est l’un des facteurs favorisant la
corruption et l’inféodation.
Il y a lieu de s’attarder aussi
sur le profil de certains patrons de presse dont la formation et la culture
est à mille lieux de la préoccupation journalistique.
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