« Au SÉNÉGAL LA RELIGION RÈGNE MAIS ELLE NE
GOUVERNE PAS »
Le devenir des sociétés humaines, toutes les sociétés
humaines, dépend de la manière dont leurs élites politiques et religieuses ont
abordé et tranché la problématique religion et politique.
Toutes les grandes nations, les peuples historiques, ont à
un moment donné, surtout dans les périodes de construction fondamentale ou les
moments de rupture historique, abordé et tenté de donner une réponse définitive
au débat religion et politique, en privilégiant tel ou autre aspect de la question.
Il existe des pays où les élites ont tranché politiquement le débat religion et
politique. C’est le cas de tous les pays du nord, à quelques variantes près où
la religion est remarquablement prononcée. Les États- unis constituent une
relative exception où la religion est l’une des premières institutions sinon la
première comme le pense Alexis De Tocqueville, auteur du fameux « De la démocratie en Amérique ». Cela dit, le
pays de l’oncle Sam reste un état laïc.
Les pays du nord, appelés abusivement « l’occident »,
par les africains, sont entièrement sécularisés
même si l’idée d’une sécularisation « occidentale » des grandes démocraties
du nord est nuancée par le philosophe Allemand Jürgen Habermas.
D’autres pays
ont « résolu »
religieusement le débat religion et politique. Nous trouvons dans cette catégorie un exemple
unique et intéressant à analyser d’un point de vue scientifique : L’Arabie Saoudite. Cette monarchie mi- laïque mi- religieuse est loin de
l’image moyenâgeuse qu’on lui colle si l’on en croit Pascal Ménoret. Le
chercheur en Islam, François Burgat, par
ailleurs préfacier du livre de Ménoret (l’énigme saoudienne) démantèle
de façon scientifique toutes les idées préconçues sur l’Arabie-Saoudite. Il
affirme par ailleurs que même les musulmans produisent et reproduisent des
clichés sur leur propre communauté.
Nous avons aussi la
république islamique d’Iran et d’autres modèles très nuancés comme la Turquie et
le Soudan. (A propos de l’Iran lisez,
L’Iran ou comment sortir d’une révolution religieuse, d’Olivier Roy et Farhad Khosrokhovar). Les
deux auteurs ont analysé avec beaucoup de profondeur les dynamiques
religieuses, politiques et sociales qui traversent le modèle iranien depuis la
révolution de 1979.
Le Sénégal et d’autres pays à forte sociologie musulmane
anciennement colonisés, ont à leur tour été confrontés à ce lancinant débat.
Ils peinent aujourd’hui à le trancher librement. Contrairement à ce que l’on pense il n’existe
pas un consensus autour de la question religion et politique. Lorsque Moriba
Magassouba a écrit (Sénégal, demain les Mollahs) il a posé le caractère mouvant et non définif de la
question religion et politique au Sénégal. Il reste constant que l’islam
politique n’est pas suffisamment étudié au Sénégal.
Magassouba ne fait
pas œuvre de prophétie mais il a eu le courage de poser dans cet ouvrage une «
hypothèse radicale » : l’hypothèse
islamiste au Sénégal. S’il est
vrai qu’au Sénégal il existe depuis les années cinquante et même bien avant
cette période, un islam associatif plus ou moins en rupture avec l’islam
confrérique traditionnel et non-politique, l’islamisme
politique est toujours à l’état
d’hypothèse au Sénégal.C’est un islamisme
hypothétique non dans les principes mais dans la réalité politique sénégalaise.
Par ailleurs l’apolitisme des
formations confrériques au Sénégal est un phénomène simplement historique, elle
n’est pas une donnée essentielle et constante. La compulsion minutieuse de
plusieurs données politico-religieuses dans l’histoire ancienne et actuelle du
Sénégal démontre le caractère prégnant des assauts de la religion dans le monde
politique. Le parti de la solidarité
sénégalaise(PSS) créé dans les années 6O par le marabout tidjanite Cheikh Tidiane Sy n’a pas connu de suite
politique mais il n’en demeure pas moins que ce fut un événement à ne pas
isoler dans la problématique religion et politique. IL n’y a qu’à remarquer
ultérieurement l’orientation non moins « politique » du
mouvement religieux Mustarchidine Wal Mustarchidate pour comprendre que la question religion et politique au Sénégal évolue dans un champ
plus large. Il existe d’autres modalités sociales qui entrent en ligne de
compte dans le phénomène politique.
Le phénomène du
« ndigeul politique » qui a connu un cours évolutif jusqu’à frôler
l’effritement en 2000, est l’une des formes de participation politique qui
pendant longtemps a défié la démocratie Sénégalaise et la citoyenneté politique.
Le « ndigeul »est une étape «normale » dans le processus de
maturation de notre système politique ; une étape dans la longue marche
vers la pleine citoyenneté qui suppose l’émergence de l’individu en tant que
sujet libre dans une cité digne de ce
nom. Il n’y a pas de citoyenneté en
dehors de la cité. La disparition définitive du « ndigeul »
marquera le début d’une nouvelle ère politique et l’émergence d’une démocratie
mature.
Au Sénégal le religieux est le principal codex qui informe
de façon constante l’action politique. Mais il n’y a jamais eu dans l’histoire
récente une grande mobilisation politique ouvertement religieuse qui propose un
projet de société. Ce grand saut qui peut paraitre périlleux selon les acteurs
de l’islam fait redouter une tentation de « sécularisation » de
l’islam. Mais paradoxalement depuis le PSS de Cheikh Tidiane Sy jusqu’à nos
jours, il y eut plusieurs tentatives plus ou moins crédibles chez quelques
religieux de prendre la politique, si ce n’est par l’islam, mais par « une rhétorique de la demande morale »
par opposition à la demande sociale. Cette forme d’islamisme inachevé a donné Cheikh Abdoulaye Dieye et Imam Mbaye
Niang. Mais les choses sont toujours à l’état d’hypothèse malgré l’irruption
spectaculaire du marabout ancien gauchiste Serigne Mansour Sy Djamil qui a
décroché quatre postes de député lors des dernières élections législatives.
La grande difficulté est que l’espace publique est le
domaine par excellence du politique. L’espace publique se conquiert par la
raison et le dialogue. A ce stade il faut noter deux grandes illusions qui ont
frappé les sociétés qui ont privilégié l’un ou l’autre modèle (le modèle
politique et le modèle religieux). Les grandes démocraties du nord ont pensé
illusoirement avoir choisi la raison au détriment de la foi en tranchant politiquement la question. Les autres
ont aussi sombré dans la fiction de la foi triomphant définitivement sur la
raison en prônant la solution religieuse
stricto-sensu. Or l’évolution politique et sociale de ces différentes sociétés
a démontré que la problématique religion et politique n’est
pas une équation à résultat absolu. L’absolutisme n’est pas que religieux
quelques fois. Il existe aussi un absolutisme politique, un absolutisme
« laïc ».
Le débat houleux en France autour des questions relatives
aux signes religieux ostentatoires et l’intervention de l’Etat à travers une
commission ad hoc est un exemple suffisamment illustratif pour montrer que la
loi de 1905 sur la séparation entre l’Eglise et l’Etat est sur le point
d’épuiser sa validité historique, bousculée par les coups de boutoir d’une
société de plus en plus plurielle.
Même dans les grandes démocraties du nord où politique et
religion semblent s’opposer, la différenciation ne semble pas toujours jouer.
En « occident » la politique a visité et revisité la religion pour
plagier ses schèmes les plus puissants. Aussi le penseur Allemand Karl Schmitt
a-t-il raison d’écrire dans Théologie
politique que « tous les
concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés ». Le
concept théologique le plus étrangement usité même par les laïcs les plus
radicaux est la notion de « grâce
présidentielle ». Les juristes
d’aujourd’hui oublient que la notion de grâce
appartient au vocabulaire religieux. La définition de cette notion a
opposé violemment les jansénistes et les jésuites au 18eme siècle (lisez les provinciales de Blaise Pascal). L’idée de grâce présidentielle est l’une
des survivances les plus têtues de la monarchie de droit divin.
Quant à l’islam,
c’est une religion globalisante mais à structure sphérique. En Islam chaque
sphère obéit à une « jurisprudence » spécifique. La politique
est l’une des modalités de l’islam parmi tant d’autres. Mais elle se déploie
dans une sphère qui lui est propre. L’erreur de beaucoup de projets
« islamiques » c’est d’avoir établit un rapport de primauté et de
sujétion entre politique et religion. Or en
Islam religion et politique
entretiennent des relations d’intelligence et non des rapports de primauté. En ce sens religion et politique
se séparent pour ensuite se retrouver sur le terrain des valeurs, de l’éthique
et de la morale. Les « islamiques » gagneraient à revisiter
la notion de globalité qui est leur cheval de bataille.
L’on oublie par ailleurs que les théologies les plus
désastreuses au 20eme siècle(le communisme et le nazisme) sont des « religions »
séculières. Leur monstruosité réside dans l’imposture morale et philosophique
qu’ils ont entretenue c’est à dire créer une société parfaite, un homme
parfait, offrir le paradis à l’homme sur terre, ce qui n’a jamais été le projet
des religions révélées. Voilà la grande « illusion », comme le dit si
bien le grand historien François Furet.
La force et la légitimité des élites résident dans leur
capacité à imaginer de façon récurrente des schèmes de rechange pour rénover
les modèles politiques et religieux vieillissants. Les modèles sociaux les plus
équilibrés trouvent généralement leur force dans la capacité à proposer des
schémas qui peuvent se régénérer. C’est le grand défi des pays musulmans d’une
part et des pays africains de l’autre.
Khalifa Touré
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