vendredi 10 octobre 2014

Que vaut le prix Nobel de littérature aujourd’hui ?











« J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès » Emil Cioran, écrivain roumain

La nouvelle vient de tomber, l’académie royale de Suède vient de décerner le prix Nobel de Littérature au très discret Patrick Modiano, écrivain français qui succède à Jean Marie Gustave Le Clezio au palmarès français ; ce dernier l’a obtenu en 2008. Pourtant en France on ne parle que de Michel Houellebecq l’homme à l’écriture sulfureuse qui aurait pu être un grand écrivain s’il ne s’était pas embourbé dans la fange de l’islamophobie et une écriture à la crudité repoussante, du moins pour les puritains ; cet homme est un vrai talent. La scandaleuse et froide Christine Angot avec son fameux « Inceste » qui a secoué plus d’un lecteur, la sympathique Marie Darrieussecq, le médiatique Frédéric Beigbeder avec son « 99 Francs » et le très russophile Emmanuel Carrère ont le vent en poupe à travers l’hexagone. Toutefois ces derniers n’ont jamais été cités comme prétendants au prix Nobel. Et pour cause. Ils restent loin derrière Yves Bonnefois, écrivain, traducteur et chercheur français émérite qui figure aux cotés des nord- américains Philip Roth, James Ellroy et Don De Lillo,  du franco-tchèque Milan Kundera, du poète syrien Adonis, de l’Israélien Amos Oz, de l’Albanais Ismaël Kadaré comme de sérieux prétendants au prix Nobel. Il n’est certainement pas dit dans le Grand Livre, lorsque la littérature était dans les limbes, qu’un chercheur n’est pas digne du Prix. Cette idée peut faire sourire et même rire.
Au reste les deux choix les plus audacieux du Jury restent les prix accordés à Winston Churchill et Henry Bergson. Aujourd’hui, les gardes-frontière du savoir (pour reprendre le mot du Pr. Hamady Aly Dieng) auraient crié au scandale en disant « bébétement » que ces deux « personnalités » ne sont pas des littéraires. Les mémoires de guerre de Churchill pour lesquels il a obtenu le prix font 12 volumes. Excusez du peu ! Quant à Henri Bergson il a littéralement dilaté le temps pour offrir aux grands créateurs comme Marcel Proust (un autre oublié) des possibilités infinies. La littérature n’est peut-être pas ce qu’on pense.
Gaston Bachelard a vu juste en écrivant ces mots lumineux : « Dès qu’on lit une œuvre avec ces nouveaux moyens d’analyse, on participe à des sublimations très variées qui acceptent des images éloignées et qui donnent essor à l’imagination dans des voies multiples.» Cette nouveauté-là, la vieille garde de l’académie royale qui décerne le prix Nobel, en a certainement peur. La littérature s’est renouvelé depuis les Kafka, Joyce, Proust, Beckett et Faulkner. Beaucoup de profs, dont je suis, et des analystes littéraires ont du mal à accepter cette révolution esthétique. Bachelard renchérit de façon plus subtile en disant : « La critique littéraire classique entrave cet essor divergent. Dans ses prétentions à une connaissance psychologique instinctive, à une intuition psychologique native, qui ne s’apprend pas, elle réfère les œuvres littéraires à une expérience psychologique désuète, à une expérience ressassée, à une expérience fermée. Elle oublie simplement la fonction poétique qui est de donner une forme nouvelle au monde qui n’existe poétiquement que s’il est sans cesse réimaginé. » Il aurait pu se voir décerner le prix Nobel non pas grâce à ces fragments tirés de « L’eau et les rêves » dont la simple évocation nous donne des frissons, mais à sa contribution inégalée à l’herméneutique littéraire. Lisez « Psychanalyse du feu » ou « La poétique de l’espace », vous serez peut-être convaincus !  On peut en dire autant de Jacques Derrida. Mais, trop classique,  le jury du Nobel est coutumier des faits. Hélas !
Selon l’écrivain afro-américaine Toni Morisson (lauréate du Prix) l’absence, jusqu’ici, de Philip Roth au palmarès du Prix Nobel de littérature est un véritable scandale. Nous estimons pour notre part que l’influence de Milan Kundera dans la culture littéraire mondiale est bien plus importante que bon nombre de Prix Nobel. Son absence au palmarès est une véritable hérésie. Nous avons déjà écrit les mots suivants : « L’on oublie souvent que le plus prestigieux des prix littéraires, le Prix Nobel de Littérature en l’occurrence, est passé à coté de quatre grands monuments de la littérature mondiale. Il s’agit de Léon Tolstoï, Franz Kafka, Emile Zola et Aimé Césaire. Ce fut un grand regret et même une « bourde monumentale » que l’Académie Royale n’aborde presque jamais. C’est la partie honteuse à cacher. Autant dire qu’un prix littéraire reste très « utile » mais il n’est pas forcément le nec plus ultra, la pointe acérée de l’œuvre de toute une vie. ». Et depuis nous n’avons pas changé d’avis.
C’est à croire que l’académie royale malgré ses explications peu convaincantes, n’aime pas les grands créateurs, les « esprits dérangés » de la littérature, ceux dont l’œuvre fait se confondre le ciel et la terre. Les prix Nobel de littérature pour leur grande partie à quelques exceptions près sont les prix Nobel de la littérature linéaire. L’académie n’aime peut être pas les grandes explorations, « la spéléologie littéraire. » En 2005 un fait inédit s’est  déroulé en pleine session du Prix Nobel. L’immense critique littéraire  et par ailleurs professeur de littérature scandinave Knut Ahnlund, membre de l’académie royale a claqué violemment la porte du jury en s’opposant vertement à la nomination de l’écrivain autrichienne Elfriede Jelinek, auteure de « La pianiste » qui a du reste été porté au cinéma par le talentueux metteur en scène autrichien Michael Haeneke. Elle n’avait écrit que depuis dix ans seulement. Knut Ahnlund a estimé que le choix porté sur Jelinek est « un choc d’une extrême gravité ayant causé des dommages irréparables à la littérature de manière générale et à la réputation du prix en particulier. » Malgré l’importance d’un Günter Grass, les mauvaises langues disent  qu’il ya trop d’écrivains de langue allemande qui figurent au palmarès ces dernières années. Des écrivains africains comme le congolais Sony Labou Tansi et l’algérien Kateb Yacine n’ont rien à envier aux prix Nobel de ces dernières années. Tous les prix Nobel sont de bons écrivains, des auteurs singuliers, mais ils ne sont pas tous de grands écrivains.  Tous les prix Nobel ne sont pas William Faulkner, John Steinbeck, Ernest Hemingway et Samuel Beckett ou Yasunari Kawabata. Des choix judicieux et heureux du reste.
 Quant à Patrick Modiano il a ceci d’intéressant  qu’il n’est pas un écrivain « politique ». Mais soyons clair ce garçon de 69 ans né à la fin de la guerre ne manque pas de sens. Il n’ya pas de grand auteur sans grand idéal. Il est à la littérature « française » ce que Térence Malick est au cinéma. C’est en quelque sorte un Michel Bouquet de la littérature. Du moins en ce qui concerne les media. Sauf qu’il compte quelques apparitions à des émissions littéraires. Peu généreux en expression orale, il parle lentement. Un taciturne en quelque sorte lorsqu’il s’agit de parler à la presse mais un bavard en littérature. Et quel bavard ! Une unité particulière traverse l’œuvre modianesque qui restitue de façon singulière les choses, les êtres, les situations et les lieux sous l’occupation. Modiano est un écrivain prolixe qui mérite largement le prix Nobel de littérature.
Au reste l’erreur monumentale de l’académie royale est de penser que des auteurs comme les Kundera et autres Philip Roth ne sont que des écrivains- culte ; ce n’est donc pas au public de lecteurs de faire pression sur le jury. Dangereux sentiment d’orgueil qui ne rend pas service à la culture ! C’est comme penser que des films-culte comme « Scarface », « le parrain » ou « Pulp Fiction » ne sont pas de grandes oeuvres. On peut penser que l’académie a peut-être peur du syndrome Jean Paul Sartre qui a refusé le Prix en 1964, estimant, entre autres raisons, que le Nobel est « beaucoup trop tourné vers l’occident ». Un Milan Kundera pourrait bien le faire. N’a-t-il pas refusé d’entrer à l’académie française ? Mais cette fois-ci le jury n’est pas passé à coté. Patrick Modiano est certainement le triomphe de la discrétion et de l’humilité.
Khalifa Touré
776151166


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