« J’ai connu
toutes les formes de déchéance, y compris le succès » Emil Cioran,
écrivain roumain
La nouvelle vient de tomber, l’académie royale de Suède vient
de décerner le prix Nobel de Littérature au très discret Patrick Modiano, écrivain français qui succède à Jean Marie Gustave Le Clezio au
palmarès français ; ce dernier
l’a obtenu en 2008. Pourtant en France on ne parle que de Michel Houellebecq l’homme à l’écriture sulfureuse qui aurait pu être
un grand écrivain s’il ne s’était pas embourbé dans la fange de l’islamophobie
et une écriture à la crudité repoussante, du moins pour les puritains ;
cet homme est un vrai talent. La scandaleuse et froide Christine Angot avec son fameux « Inceste » qui a secoué plus d’un lecteur, la sympathique Marie Darrieussecq, le médiatique Frédéric Beigbeder avec son « 99 Francs » et le très russophile Emmanuel Carrère ont le vent en poupe à
travers l’hexagone. Toutefois ces derniers n’ont jamais été cités comme
prétendants au prix Nobel. Et pour cause. Ils restent loin derrière Yves Bonnefois, écrivain, traducteur et
chercheur français émérite qui figure aux cotés des nord- américains Philip Roth, James Ellroy et Don De Lillo,
du franco-tchèque
Milan Kundera, du poète syrien
Adonis, de l’Israélien Amos Oz, de
l’Albanais Ismaël Kadaré comme de sérieux
prétendants au prix Nobel. Il n’est certainement pas dit dans le Grand Livre, lorsque
la littérature était dans les limbes, qu’un chercheur n’est pas digne du Prix. Cette
idée peut faire sourire et même rire.
Au reste les deux choix les plus audacieux du Jury restent
les prix accordés à Winston Churchill
et Henry Bergson. Aujourd’hui, les
gardes-frontière du savoir (pour reprendre le mot du Pr. Hamady Aly Dieng)
auraient crié au scandale en disant « bébétement » que ces deux
« personnalités » ne sont pas des littéraires. Les mémoires de guerre
de Churchill pour lesquels il a obtenu le prix font 12 volumes. Excusez du
peu ! Quant à Henri Bergson il a littéralement dilaté le temps pour offrir
aux grands créateurs comme Marcel Proust
(un autre oublié) des possibilités infinies. La littérature n’est peut-être pas
ce qu’on pense.
Gaston Bachelard a vu juste en écrivant ces mots
lumineux : « Dès qu’on lit une
œuvre avec ces nouveaux moyens d’analyse, on participe à des sublimations très variées
qui acceptent des images éloignées et qui donnent essor à l’imagination dans
des voies multiples.» Cette nouveauté-là, la vieille garde de l’académie
royale qui décerne le prix Nobel, en a certainement peur. La littérature s’est
renouvelé depuis les Kafka, Joyce, Proust, Beckett et Faulkner. Beaucoup de
profs, dont je suis, et des analystes littéraires ont du mal à accepter cette
révolution esthétique. Bachelard renchérit de façon plus subtile en
disant : « La critique
littéraire classique entrave cet essor divergent. Dans ses prétentions à une
connaissance psychologique instinctive, à une intuition psychologique native,
qui ne s’apprend pas, elle réfère les œuvres littéraires à une expérience
psychologique désuète, à une expérience ressassée, à une expérience fermée.
Elle oublie simplement la fonction poétique qui est de donner une forme
nouvelle au monde qui n’existe poétiquement que s’il est sans cesse réimaginé. »
Il aurait pu se voir décerner le prix Nobel non pas grâce à ces fragments tirés
de « L’eau et les rêves »
dont la simple évocation nous donne des frissons, mais à sa contribution
inégalée à l’herméneutique littéraire. Lisez « Psychanalyse du feu » ou « La
poétique de l’espace », vous
serez peut-être convaincus ! On peut
en dire autant de Jacques Derrida.
Mais, trop classique, le jury du Nobel
est coutumier des faits. Hélas !
Selon l’écrivain afro-américaine Toni Morisson (lauréate du Prix) l’absence, jusqu’ici, de Philip Roth au palmarès du Prix Nobel
de littérature est un véritable scandale. Nous estimons pour notre part que l’influence
de Milan Kundera dans la culture littéraire
mondiale est bien plus importante que bon nombre de Prix Nobel. Son absence au palmarès
est une véritable hérésie. Nous avons déjà écrit les mots suivants : « L’on oublie souvent que le plus
prestigieux des prix littéraires, le
Prix Nobel de Littérature en l’occurrence, est passé à coté de quatre grands
monuments de la littérature mondiale. Il s’agit de Léon Tolstoï, Franz Kafka,
Emile Zola et Aimé Césaire. Ce fut un grand regret et même une « bourde
monumentale » que l’Académie Royale n’aborde presque jamais. C’est la
partie honteuse à cacher. Autant dire qu’un prix littéraire reste très
« utile » mais il n’est pas forcément le nec plus ultra, la pointe
acérée de l’œuvre de toute une vie. ». Et depuis nous n’avons pas
changé d’avis.
C’est à croire que l’académie royale malgré ses explications
peu convaincantes, n’aime pas les grands créateurs, les « esprits
dérangés » de la littérature, ceux dont l’œuvre fait se confondre le ciel
et la terre. Les prix Nobel de
littérature pour leur grande partie à quelques exceptions près sont les prix Nobel de la littérature linéaire.
L’académie n’aime peut être pas les grandes explorations, « la spéléologie
littéraire. » En 2005 un fait inédit s’est déroulé en pleine
session du Prix Nobel. L’immense critique littéraire et par ailleurs professeur de littérature
scandinave Knut Ahnlund, membre de
l’académie royale a claqué violemment la porte du jury en s’opposant vertement
à la nomination de l’écrivain autrichienne Elfriede
Jelinek, auteure de « La pianiste » qui a du reste été porté au
cinéma par le talentueux metteur en scène autrichien Michael Haeneke. Elle n’avait
écrit que depuis dix ans seulement. Knut Ahnlund a estimé que le choix porté
sur Jelinek est « un choc d’une extrême
gravité ayant causé des dommages irréparables à la littérature de manière
générale et à la réputation du prix
en particulier. » Malgré l’importance d’un Günter Grass, les mauvaises langues disent qu’il ya trop d’écrivains de langue allemande
qui figurent au palmarès ces dernières années. Des écrivains africains comme le
congolais Sony Labou Tansi et
l’algérien Kateb Yacine n’ont rien à envier aux prix Nobel de ces dernières
années. Tous les prix Nobel sont de bons
écrivains, des auteurs singuliers, mais ils ne sont pas tous de grands
écrivains. Tous les prix Nobel ne sont pas William Faulkner, John Steinbeck, Ernest Hemingway et Samuel Beckett ou Yasunari Kawabata. Des choix
judicieux et heureux du reste.
Quant à Patrick
Modiano il a ceci d’intéressant qu’il n’est pas un écrivain « politique ».
Mais soyons clair ce garçon de 69 ans né à la fin de la guerre ne manque pas de
sens. Il n’ya pas de grand auteur sans grand idéal. Il est à la littérature
« française » ce que Térence Malick est au cinéma. C’est en quelque
sorte un Michel Bouquet de la littérature. Du moins en ce qui concerne les
media. Sauf qu’il compte quelques apparitions à des émissions littéraires. Peu
généreux en expression orale, il parle lentement. Un taciturne en quelque sorte
lorsqu’il s’agit de parler à la presse mais un bavard en littérature. Et quel
bavard ! Une unité particulière traverse l’œuvre modianesque qui restitue
de façon singulière les choses, les êtres, les situations et les lieux sous
l’occupation. Modiano est un écrivain prolixe qui mérite largement le prix
Nobel de littérature.
Au reste l’erreur monumentale de l’académie royale est de
penser que des auteurs comme les Kundera
et autres Philip Roth ne sont que
des écrivains- culte ; ce n’est donc pas au public de lecteurs de faire
pression sur le jury. Dangereux sentiment d’orgueil qui ne rend pas service à
la culture ! C’est comme penser que des films-culte comme « Scarface »,
« le parrain » ou « Pulp Fiction » ne sont pas de grandes
oeuvres. On peut penser que l’académie a peut-être peur du syndrome Jean Paul Sartre qui a refusé le Prix
en 1964, estimant, entre autres raisons, que le Nobel est « beaucoup trop tourné vers l’occident ». Un Milan Kundera pourrait bien le faire.
N’a-t-il pas refusé d’entrer à l’académie française ? Mais cette fois-ci
le jury n’est pas passé à coté. Patrick
Modiano est certainement le triomphe de la discrétion et de l’humilité.
Khalifa Touré
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