« Si les empires,
les grades, les places ne s’obtenaient par la corruption, si les honneurs purs
n’étaient achetés qu’au prix du mérite, que de gens qui sont nus seraient
couverts, que de gens qui commandent seraient commandés » William
Shakespeare, Le marchand de Venise
L’épisode Karim Wade/Macky Sall est, à bien des égards, l’un des actes qui
met en scène des acteurs principaux et
des figurants. Comme au théâtre de l’ombre il trouve son sens dans
l’arrière-plan du visible des
gesticulations, dialogues, monologues et même soliloques des êtres qui
s’offrent de façon ostentatoire à notre regard avide non pas de vérité, mais
fatigué par ce voyeurisme presque pervers qui caractérise le point de vue de
l’homme contemporain. L’homme contemporain désire non pas la vérité, mais
l’apparition de quelque chose de grandiose et d’excitant. Il est comme
dans une attitude « priapique ». Tout
le secret de l’attente du verdict du procès Karim Wade est là. L’on est tenté
de croire qu’il attend quelque chose de grand comme la vérité ou « fort
comme la mort » pour parler comme Gustave Flaubert. Mais non ! Quand
le voyeurisme des spectateurs se marie au voyez-moi des acteurs, tout le décor
est planté. La politique est une mise en scène, c’est une représentation des
idées, sentiments, ressentiments, fausses amours, haines passagères… Mais
attention ! elle est surtout une guerre dont le théâtre des opérations est le peuple. Oui ! le peuple est le corps même du politique.
Le « peuple », cette notion mise de plus en plus entre guillemets et
même récusée par des sciences sociales, comme la sociologie et la science
politique, disciplines infectées par l’idéologie libérale qui dénie au concept
son caractère scientifique. Les disciplines scientifiques ont tendance au
nihilisme lorsqu’une notion leur est inaccessible, lorsque la méthodologie
qu’elles ont élaborée est insuffisante. Qu’est ce qu’il ya après le
peuple ? Rien ! du moins en démocratie. Lorsque le peuple disparaitra
il n’y aura plus de démocratie et la
démocratie suppose l’égalité, toutes les formes d’égalité : L’égalité des
chances, l’égalité démocratique, l’égalité de considération, l’égalité de
liberté de conscience, l’égalité de participation, pour reprendre les notions
de John Rawls.
Et nos deux bonhommes Macky Sall et Karim Wade posent, « jouent »
et mettent tellement en scène la problématique de l’égalité et son contraire(les
inégalités) qu’un écrivain respecté, peut-être un peu trop, comme Boubacar Boris Diop en perd son Latin.
Oh ! je devrais dire son français. Que dis-je ? Son ouolof, puisque
depuis « Doomi Golo », on
peut s’écrier, « Oui il l’a fait ! Il a écrit en langue
africaine. » Puisque l’auteur en question, Boubacar Boris, a une voix, peut-être qu’un jour il sera cette voix
haute qu’il n’est pas encore. Il est militant mais aussi et surtout il sait
communiquer. Il connait le moment idéal. Les interviews des écrivains font
partie intégrante de leur œuvre. Mais son équilibrisme intellectualiste qui met
presque dos à dos Macky Sall et le
couple Wade/Karim est inopérant et
sujet à caution. C’est la maladresse des intellectuels. Ils ont l’obsession de
la neutralité, la fièvre du juste milieu au point d’oublier que la géométrie
est variable et que le juste milieu est mouvant. Dans cette affaire on perd
facilement la boussole, on ne sait plus ou se trouve le Nord. « Si dans la poursuite de votre destination
vous foncez tout droit sans vous souciez des obstacles, vous n’arriverez à rien
sauf à finir dans un ravin. A quoi ça
sert de savoir où est le Nord ? » disait le sage Abraham Lincoln. Tout journaliste qu’il
est, il devrait savoir que la presse ne
retiendrait que sa formule « Ce qui
me gêne dans la traque des biens mal acquis… » Tous les journaux en ligne ont retenu ce syntagme incomplet pour en faire le titre d’un extrait d’une
longue interview accordée au journal « Le
populaire ». Les autres « formules » ont été reléguées au
second plan : « Les sénégalais n’ont quand même
pas la mémoire courte, et tout le monde se souvient du temps où Karim Wade,
sans talent particulier, par la seule volonté de son père, était l’homme le
plus puissant du pays, il est donc essentiel qu’il rende compte de sa gestion
des deniers publics et cela doit se faire au terme d’un procès juste et
équitable »
En vérité cette
longue et ténébreuse affaire qui n’est qu’un exercice de reddition des comptes
et abusivement appelée « traque des
biens mal acquis » gêne beaucoup ! Elle gêne affreusement ! Elle
gêne au point de provoquer une certaine peur panique dans toute l’élite
sénégalaise ; cette classe dirigeante politico-affairiste qui depuis la
période d’avant « les indépendances » s’est arrogée le pouvoir de
décision en toutes choses concernant la vie des sénégalais. Le procès de Karim Wade c’est aussi le
procès de l’Etat du Sénégal. Si les
motivations du verdict prononcé par la CREI sont justes (et on ne saurait en
disconvenir), quel type d’Etat a permis une forfaiture aussi énorme ?
Quels anciens types de sénégalais
ont fermé les yeux, favorisé, accompagné ou participé à cette ténébreuse
affaire ? Les faits incriminés ne peuvent avoir lieu qu’à des périodes de
torpeur, de sommeil, d’effacement et même de dissolution de certains mécanismes
de contrôle de l’Etat. Au Sénégal l’Etat est l’un des machins les moins discutés ?
Les élèves de terminal sont les seuls à sauver l’honneur. Depuis toujours, ils
en dissertent maladroitement du haut de leur petite taille d’apprenti-philosophe.
Que Dieu les bénisse ! Peut-être qu’un jour ils engageront courageusement
les réformes qu’il faut. Ils s’érigeront en pôle-leadership pour voler au
secours du Navire-Sénégal. La vérité est
que nous avons construit un Etat qui, bien avant les indépendances a pris une
forme qui le rendait vulnérable face aux logiques bureaucratiques d’accaparement
des biens publics, à la prédation économique et aux postures de captures
légales de fonds par des entités endogènes qui se sont sanctuarisées dans le
cœur de l’Etat et qui ont des relais en dehors dudit système. Cette logique
n’est pour le moment ni mafieuse ni criminelle mais elle est d’autant plus
dangereuse qu’elle est culturalisée, avec un rapport pervers et jouissif à l’argent
et l’impunité garantie par le « Maslaa ». Comme le dit pertinemment
le Juge Jean De Mayard, il n’est pas
loin le jour où l’on va quantifier le
Produit Criminel Brut qui plombe nos pays, l’empêche de décoller et écrase
la majorité silencieuse des masses productives, ceux qui travaillent et ne
gagnent presque rien. Mais d’où nous vient le maslaa ? La psychogenèse du
mot peut donner la chose suivante, qu’on
a déjà écrit dans, A quoi sert
la démocratie sénégalaise ? « Les Sénégalais aiment
viscéralement la liberté mais en est-il autant de l’égalité ? Il est donc fort à parier qu’ils préfèrent la liberté à l’égalité sans pour autant être indifférent
à injustice. Or l’égalité est
une composante essentielle de la démocratie, on peut en déduire donc que notre démocratie est unijambiste. A ce propos il ne serait pas inutile de
s’interroger sur la morale des sénégalais pour établir une échelle des valeurs
propre à l’homo-senegalensis. Au sommet de l’échelle trône indiscutablement
« le maslaa », cette
notion ambigüe pourtant dérivée de la jurisprudence islamique d’obédience
malikite est une sorte d’ersatz, de succédané de la « maslaha », un concept religieux
signifiant « l’intérêt général » complètement passée au Moulinex,
socialement transformée pour donner cette chose informe et ouolofisée appelée
« maslaa » et qui n’est
rien d’autre que du réalisme parfois amoral mais dans bien des cas
« opportuniste ». Voilà paradoxalement l’une des origines obscures de
la préférence des sénégalais pour la liberté au détriment de l’égalité. Sinon
comment peut-on comprendre que ce « succès démocratique » cohabite
non seulement avec des pratiques
inégalitaires flagrantes, mais que l’on tolère, accepte et même intègre dans le
système politique? » Mais en vérité
c’est l’élite sénégalaise postcoloniale héritière de vieilles pratiques
jacobines et bourgeoises qui a semé, cultivé et entretenu cette culture
d’accaparement. Il n’est donc pas
étonnant que cette même élite qui est dans des logiques féodales ne se soit
jamais offusquée de l’omniprésence de Karim Wade fils d’Abdoulaye Wade. On
ne fait pas suffisamment remarquer que cet attelage quasi-incestueux dans notre
système politique, renvoyait pour beaucoup de prédateurs, l’image d’un futur
« moderne et très concret ».
Les pseudo-cracs qui entouraient Karim (et qui l’ont lâché) ont tenté,
peut-être inconsciemment d’élaborer un discours de légitimation fondé sur la « modernité ».
Ils ont voulu vendre aux sénégalais une modernité clinquante, en béton armée,
exprimée exclusivement dans un français grasseyé, une réputation surfaite de
banquier et même un esthétisme chromatique. L’histoire de Karim Wade est l’échec d’une conception erronée et
superficielle de la modernité. Ecoutez ces jeunes filles qui disent à
propos de Karim « Ndeyssaan, il est tellement beau ! » Auparavant
nous avions écrit dans, Le syndrome Mouhamed Ndao Tyson : «La
génération « Bul Faale » comme « la génération du concret »
ont tous les deux une maladie congénitale : La faiblesse et le défaut de
l’énoncé. Penser que le Bien est seulement dans le concret ou le « Bul
Faalé », c’est exclure l’Abstrait et l’Esprit qui ne cesseront de
gouverner ce monde. Bien malin qui peut échapper à la grammaire et à la
littérature ! »
Il ya dans la démocratie des lettrés sénégalais, des
personnes d’une faiblesse morale telle, qu’elles peuvent penser qu’un homme
habillé en costume-cravate, arborant une montre Rolex, s’exprimant dans un
français grasseyé, est forcément bardé de diplômes et compétent par-dessus
tout. Cette forme d’escroquerie
intellectuelle fondée sur le paraître est transversale. Il yen a chez les
journalistes, les avocats, les sportifs, les cinéastes, les écrivains, les
éditeurs etc. Ecoutez ces jeunes journalistes qui grasseyent tout le temps à
vomir, perdant ainsi leur accent qui est leur identité, leur histoire. Ils sont
victimes de l’air du temps.
L’élite sénégalaise exerce depuis toujours une violence épistémique sur
les subalternes ; violence fondée autrefois sur le monopole du
« savoir » et de l’ingénierie de la corruption ; mais
aujourd’hui, il s’y ajoute l’exclusivité des moyens offerts par les nouvelles
technologies. Ils sont dans des
logiques de prédation et de reptation silencieuse partout où se fabriquent et
se distribuent des prébendes et de la notoriété. Même les syndicats d’aujourd’hui
sont à l’affût des mécanismes de redistribution inégale de la richesse
nationale. Leurs revendications qui tournent souvent autour du traitement
équitable des salaires n’est juste que dans le fond ; ils sont surtout
attendus sur la participation à la réforme fondamentale du système.
Au reste, n’êtes vous pas
surpris qu’aujourd’hui tout le monde se mette aux langues nationales, écrivant
et publiant par-ci et par-là ? Or, depuis les travaux de l’illustre Pr
Cheikh Anta Diop, il ya eu peu d’écrivains et d’éditeurs qui ont osé écrire en
langue africaine. Ils n’étaient pas convaincus. Le peu d’éditeurs et d’écrivains qui avaient engagé la lutte en ce
domaine sont surpris de voir aujourd’hui des néo-convertis, comme par une
opération du Saint Esprit, devenir de pieux pratiquants des langues africaines.
Les autorités sont interpellées. Il ya
des logiques de capture de fonds et de notoriété jusque dans le champ culturel ;
qu’il s’agisse du Cinéma ou du livre. Le jour où des milliards seront
injectés dans la production de livres en langues africaines, vous verrez des phénomènes
de reptation, de cumul de fonctions et de conflits d’intérêt et de transhumance
comme en politique. L’élite sénégalaise
est un parti unique avec une seule idéologie :
La jouissance. Si elle était hédoniste ou épicurienne ce serait même acceptable à bien
des égards, mais nous avons plutôt des jouisseurs. Nous avons une élite qui, en
réalité, est un parti unique politico-affairiste même pas bicéphale quand bien
même composite. Elle est redoutable parce que historiquement ancrée mais
elle est « déboulonnable ». J’avais
peine à y croire, mais aujourd’hui je
crois avec Mouhamadou Mbodj du Forum
Civil, que le président Macky Sall est seul sur le chantier des
réformes. « 1 pour cent de la
population s’arroge 50 pour cent du budget national » a osé dire Macky
Sall. Peut-être que cette sortie est un SOS, un appel au secours qui s’adresse
aux hommes vertueux doués de compétence pour la formation de nouveaux soldats
de l’Etat qui vont travailler la nuit. Pour cette génération, la substance de
la nuit, la matière nocturne sera le ferment des grandes décisions. De ce point
de vue le philosophe El Hadji Ibrahima
Sall a raison. Il a peut être lu Gaston
Bachelard ; l’imagination de la matière peut être convoquée par des
hommes vertueux doués de science, pour la transformation de l’ordre social.
Nous touchons ici la psychologie de la réforme. Si un enseignant ne peut écrire
trois phrases sans faire dix fautes, s’il n’a pas connu la terrible époque des
« une faute enlève cinq points » il aura tendance à proposer la
suppression de la dictée. Voilà subtilement nommée la problématique du
parcours, des origines, bref de la question cruciale du rapport conscience de classe/position de classe. Beaucoup d’hommes et de femmes
qui se pavanent gaiement parmi l’élite sénégalaise ont oublié que leurs parents
étaient vendeurs de bananes ou de charbon de bois, ou bien ouvrier-manutentionnaire
à la CSPT (Compagnie Sénégalaise des
Phosphates de Taïba). Les origines sociales devraient informer les décisions et
l’idéologie politique. Beaucoup qui s’enorgueillissent ou se gargarisent
d’origine sociale modeste sont dans la communication et la cosmétique
politique. Personne n’a le monopole du cœur, heureusement !
Une justice pénale vient de condamner Karim Wade. Qui sera le
prochain ? Personne ne sait ! Mais les choses n’entreront dans
l’ordre que lorsqu’on instaurera un système
fondé sur la justice distributive où les avantages des uns permettront de relever le niveau de vie des autres, un
système où les mécanismes de circulation des biens publics seront immunisés contre
les virus des prédateurs de tous ordres.
Khalifa Touré
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