« De nos jours, il
n’est pas de pureté qui ne frise l’immoralité. Surtout chez ceux qui ne font
jamais rien comme les autres. Les temps ont mûri et les romantiques déboussolés
par l’agonie du Grand Siècle ont choisi le romanesque. Les solutions de
facilité ou de lâcheté n’existent pas. Elles ne sont que la courbe démagogique
de la dégénérescence de nos semblables. » Ibrahima Sall
Le cas Ibrahima Sall mérite d’être posé. Pour un cas c’en est un ! Voilà un homme à
propos de qui, il se murmure qu’il est
la plus fine plume vivante de la littérature
sénégalaise d’expression française.
Les « sachants » qui le disent, le font presque avec « stupeur
et tremblement », tellement l’homme-poète-romancier-dramaturge-conteur-nouvelliste-Ibrahima-Sall
est méconnu, effacé et enterré par une Littérature Nationale qui est plus
scolaire que véritablement créative et artistique. Tellement méconnu qu’on le
confond à El Hadji Ibrahima Sall l’économiste et ancien ministre et même à l’autre
poète Amadou Lamine Sall. Ibrahima Sall est avec son œuvre une victime, le mot
n’est pas trop galvaudé. Tous ceux qui aiment la littérature, l’association des
écrivains, les critiques, les universitaires et surtout le ministère de
la culture sont interpellés. S’ils étaient conscients des enjeux véritables du
rayonnement culturel, les batailles culturelles sous-jacentes autour du livre,
la « chance » si ce n’est la providence d’avoir un homme qui écrit
comme Sall aurait vraiment du sens.
Maître par excellence
de la substantivation, son dépouillement stylistique va jusqu’à la disparition
des verbes. Dans « Par-Dessus Cœur » son recueil le plus
africain publié en 1994 aux défuntes maisons d’Editions Khoudia, il écrit brusquement,
au détour d’un vers: « Indépendances
de gérance/amours de saison sèche/liberté de minuit/république aux
enchères. » Un risque énorme, un choix de style qui fait échos à une
vie de victime. Il l’a payé très
cher ! Chez Sall il ya deux marques distinctives : Le complexe du
bovidé, qui est la substance de sa source de création et la recherche d’un
langage total, originel. Lisez le poème « Table » dans ANTILEPSE.
Chez Sall il ya une tentation de l’inintelligibilité où le langage est libéré
de sa fonction sociale ! Cette tentation vers « un mutisme
complet » décelé par un certain
Roland Barthes donne chez Sall la chose suivante : « Car j’ai eu l’imbécilité de
t’inviter à décliner avec moi la solitude peuplée des fantômes de chair avec
moi l’essence des remords reconduits sans taux ni pourcentage de bien-être
tellement utile à l’agonie d’un vieux siècle je cherche à colmater avec toi les
brèches qui vieillissent dans le demi-sommeil d’avec la gent humanité Un trou
de souris rêve déjà vécu sublime égarement du félin qui oublie bêtement de
sortir ses griffes avec toi Et quand je suis parti prier sur la tombe violée
par ta quête mon petit-fils est mort dans les bras de tes dix ans » L’essentiel
n’est plus dans la logique des mots mais au mouvement successif des images. C’est
une forme d’écriture du silence, qui est le sommet même de l’écriture. Son « Guernica » est l’un des
meilleurs hommages à Pablo Picasso.
L’essence de la littérature est dans la disparition,
l’occultation-monstration. Sall fait disparaitre les mots et les choses pour en faire apparaitre d’autres.
Il est davantage magicien que prestidigitateur. C’est ainsi que son poème
appareille vers une forme poétique de substantivation totale. On dirait que le poète
tente de créer un langage total qui n’est fait que de substantifs : Les
mots, rien que des mots en marche. Les mots qui s’en vont quelque part.
Ils sont rares les écrivains qui ont du style, les hommes qui
ont quelque chose à dire comme le définit Arthur
Schopenhauer. Ils sont rarissimes qui peuvent écrire ceci : « …La race aux abois brise les étreintes de
carrefour, les urnes et les outres des aveux ancillaires. Sur les toits des
colères s’érigent mes champs d’obédience que ne fouleront jamais les routiers
de chimères. Depuis, je ne t’habille que de sexe à l’encan et ta progéniture
court les baisers du temps qui se désintègre. Ce siècle, jamais nous ne saurons
le vouloir : c’est une ère de puissants, puisant les semelles des cœurs.
Vraiment un souffle au second horizon des prières d’enfer. »(Les Bouviers de l’au-delà). Nous
percevons ce pressant désir d’ailleurs, cet éloge de la désertion vers un au-delà, à travers une écriture
apparemment immédiate mais néanmoins travaillée. Sall est peut-être de la
lignée des écrivains du courant de conscience. Les choses, les mots et les
images qui ne vont pas ensemble dans notre sous-monde sont associés comme sur
une image « négative » dans ce réel recréé à l’envers par Ibrahima
Sall. Dans sa tentative démiurgique de recréation d’un monde, les images sont
des idées. Sall donne ainsi raison au grand poète Serigne Cheikh Tidiane Sy qui pense que tout ce qui est immédiatement compréhensible n’est pas poétique.
Chez Sall la dilation de l’image et du temps
déroute, les sentiments deviennent plastiques par un phénomène voisin de
l’alchimie du verbe, un étrange fétichisme des aisselles nous révèle
cet appel du corps malgré l’esprit qui s’envole : « Les aisselles, ténèbres
odorantes(…) » Pokhatane, le marabout-féticheur(…) Son ombre interrogeait
le rictus du féticheur.» Voilà Ibrahima Sall dans « Les routiers de
Chimère » le meilleur roman Sénégalais ! En tout cas le plus
achevé avec « La Plaie » de Malick Fall et certainement
« L’Aventure ambigüe ». Mais Sall est surtout un poète, le
plus profond des poètes sénégalais. Un poète-versificateur, un poète-romancier,
un poète-dramaturge, un poète-conteur, un poète-nouvelliste : Commencez
d’abord par Les routiers de chimère, lisez ensuite La génération spontanée et
alors maintenant le reste… Crépuscules invraisemblables, Le choix de Madior, Le
prophète sans confession, Les contes du sable fin, Par-dessus-cœur, Les
mauvaises odeurs, un chef-d’œuvre mal édité et le dernier « Antilepse. »
On ne le dira jamais assez, l’écriture ne suffit pas, il ya
surtout la réception critique au sens large du mot. Des jugements mais certainement pas derniers sont attendus. De
toutes les façons ils pourront être infirmés et cassés par le temps et
l’histoire. Même des jugements dits de valeur seraient les bienvenues aujourd’hui. La situation l’exige. Nous ne
sommes pas loin d’une crise de la vocation si l’on s’en tient au type de
littérature produit par la plupart des faiseurs de livres ces dernières années.
« Et si votre livre témoignait
simplement de votre incompétence philosophique… » avait dit Jean Paul Sartre à Albert Camus à
propos de « L’homme révolté ».
Mais on sait ce qui est advenu
des écrits des deux philosophes aujourd’hui. Sartre est presque enterré même si son cadavre bouge encore. Mais l’essentiel est qu’il avait osé critiquer un
« pair ».
Le poète Ibrahima Sall est à l’ombre, il évite les feux de la
rampe et les lambris dorés fussent-ils des feux qui éclairent. Cette attitude
que l’on retrouve chez tous les grands écrivains, notamment William Faulkner qui a refusé une
invitation à diner à la maison blanche ( alors qu’il souffrait de pauvreté), nous
tentons d’en percer le mystère à travers ces mots plein d’énigmes dans les routiers de chimères : « Guitche Manito…L’imbécile qui chaque
jour crachait indifféremment ses poumons, celui qui voulait tous les
intellectuels d’abord communistes (…°)/En ce temps pourri qui m’oblige à
cracher mes poumons, mon « communisme» est d’habituer mon peuple au goût
de son propre sang. C’est la seule réaction saine qu’il me reste à léguer avant
l’irréparable… » Le personnage aurait peut-être dit aujourd’hui « mon
libéralisme » puisque le communisme était alors dans l’air du temps comme
le libéralisme aujourd’hui. Tout compte fait, Sall n’aime certainement pas le
mimétisme, ceux qui défendent des causes qu’ils ne comprennent pas. Il aurait comme Hamlet voulu soutenir de
grandes querelles. Les génies sont rares dans une culture et Ibrahima Sall,
l’est, sans tambour ni trompette.
« Il n’ya pas de génie sans un
grain de folie » disait Blaise
Pascal, le locataire de Port-Royal. Mais la folie chez Ibrahima Sall n’est pas revendiquée, elle est là,
présente à travers une écriture elliptique pour ne pas dire convulsive et épileptique. Sall nous rend malade par la fièvre
de la création. L’un de ses personnages défigurés affirme: « Le jour ou j’arriverai vraiment à
fixer tout ce que je ressens sur une toile, la plus belle vérité de l’Humain
semblera terne à côté. Je n’enserre encore que les contours de mes préoccupations.
Rien que des embryons n’étant pas l’ensemble, un affaissement de similitudes,
jurant toujours de leurs origines.»
Les écrivains Sénégalais n’ont jamais véritablement excellé
dans la grande création formelle. Ils sont d’une pruderie stylistique agaçante
et répétitive. Excepté Ibrahima Sall qui arrive en tête. Il est à cent coudées
au dessus des autres, du moins en ce qui concerne la folie dans l’imagination.
Ensuite arrive Nabil HAIDAR, Khady Sylla, Abdou Anta Ka, Boubacar Boris Diop, Ken Bugul, Abass Ndione. Elle
nous montre qu’il ya une crise de la créativité et de la vocation en
littérature sénégalaise. Et cette crise de l’écriture, Sall a voulu l’éviter en
écrivant des choses inimaginables comme cette colère scatologique à la page 64 dans Les routiers de chimères: « Galaye donnait libre cours à ses fantasmes. Il imaginait un déluge qui
jaillirait de l’immensité des latrines. Il serait fait des appétits de ses
semblables, de leur suffisance et de leurs prérogatives. Un plat de choix pour
les vers à l’affût dans la tombe. Galaye avait un problème. Il se demandait
comment se faire scatophage parmi les gourmets. » Le monde est-il si dégueulasse que
cela? demanderait-on au poète. Nos semblables sentent-ils si mauvais ?
Mais pourquoi pourrissent-ils vivants ? Plus loin, la réponse est sans
appel : « Riche ?
Les excréments n’ont d’odeur tout comme le Dieu Argent. C’est une fosse commune
pour les aisances de tout un chacun. Dieu sait que l’homme ne peut, ni n’a le
droit de sentir mauvais. » Voilà
un ouvreur d’imaginaire qui ne trouve son équivalent qu’au cinéma avec Djibril Diop Mambety.
Comme son frère -en- la
–poésie Gérald Félix Tchikaya
U’Tamsi, on murmure partout que Sall est hermétique tout simplement parce que
l’on ne veut pas entendre ce qu’il dit.
Une forme de peur mesquine qui insinue que cet homme l’a bien cherché. Mais il
n’est de sourd que celui qui ne veut pas entendre !
Khalifa Touré
Mon cher Khalifa ! votre analyse est d’une pertinence inouïe. La Littérature sénégalaise est malade d’une forme de création qui ne bouscule point nos habitudes. C’est au collège que j’ai lu Crépuscules invraisemblables. J’avoue n’avoir pas compris grand-chose dans ce premier contact. Cependant, le bouleversement intérieur, en 2004, me faisait sentir que certains passages du livre avaient des répondants dans le régime de Wade.
RépondreSupprimerMerci mon jeune frère Ibou Dramé Sylla XadKor, d'avoir lu et apprécié mon texte. Je te sais très avisé et amoureux du savoir pour tenir de tels propos
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