mardi 27 novembre 2012

A QUOI SERT LE CINEMA ?




« Le cinéma est un moyen d’expression, dont l’expression a disparu, il est resté le moyen »
Jean Luc Godard, immense cinéaste franco-suisse.

 A l’occasion de la cérémonie de clôture du dernier festival de Cannes, le très préoccupé cinéaste anglais Ken Loach, en recevant le prix du jury pour sa comédie sociale « LA PART DES ANGES »,a tenu des propos apparemment anodins, mais qui nous renvoient à la problématique de l’utilité du Cinéma d’une part et de nos rapports avec l’art en général à une époque où les activités les plus sérieuses sont corrompues par le glamour, les paillettes et le m’as-tu vu des stars .

Avec la gravité expressive qu’on lui connait, il a dit en substance la chose suivante : « Le festival de Cannes nous montre que le cinéma n’est pas un simple divertissement. Il nous montre ce que nous sommes et comment on devrait être dans ce monde. »
Le Cinématographe (pour parler comme Robert Bresson) est l’art du spectacle le plus populaire de l’époque moderne. Mais cette popularité n’était pas évidente au début. Le cinéma qui est un art moderne a d’abord été une affaire de techniciens et puis ensuite « la chose » des écrivains, un prolongement de la culture d’écriture qui est l’une des empreintes fondamentales de la tradition « euraméricaine » et orientale. Certains chercheurs remontent à l’époque des cavernes, aux peintures rupestres pour faire la genèse du cinéma, d’autres plus modérés, affirment que le cinéma s’origine indubitablement aux « ombres chinoises » de l’antiquité, les philosophes tirent la couverture à eux en affirmant que l’idée cinématographique tire sa source dans l’allégorie de la caverne de Platon puisque le cinéma est l’art de la projection d’une écriture sous forme d’images , et les plus réalistes disent que le cinéma en tant que technique cinématographique a été inventé par les frères Lumières en 1895 avec le tournage de deux films : La sortie des usines lumière et L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat.

 Les frères Lumières, c’est la phase technique du cinéma, mais le véritable inventeur de l’art cinématographique fut le génial George Méliès ; il est le premier des cinéastes, le premier créateur à être conscient que le cinéma peut être un langage, un ensemble de signes, une écriture, un moyen d’expression comme le théâtre, la grande musique, la littérature, la peinture et l’opéra. Voilà la petite histoire, d’où l’importance aujourd’hui de la sémiologie cinématographique pour décrypter les images subliminales que projettent les œuvres des grands cinéastes. Ce génie qui a fait œuvre de pionnier avec son fameux LES QUATRE CENTS COUPS DU DIABLE (1906) est aujourd’hui l’objet d’un excellent hommage de la part du grand cinéaste Italo-américain Martin Scorsese, avec son film HOGO CABRET.

Aujourd’hui nous avons des cinéastes, des réalisateurs ou metteurs en scène et des films- makers. Trois catégories qu’il faut distinguer. Il ya beaucoup de films-makers ou faiseurs de films et peu de grands cinéastes. Un cinéaste est d’abord un poète dont le mode d’expression est le cinéma et qui par le truchement des films crée son propre univers artistique : Orson Welles, Charles Chaplin, Robert Bresson, Eisenstein, Jean Renoir, Ingmar Bergman, Jean Vigo, Karl Dreyer, Marcel Carné, Federico Fellini, Vittorio De Sica, Roberto Rossellini, Fritz Lang, Murnau, Kenji Mizoguchi et Akira Kurosawa furent d’authentiques poètes du cinéma. Mais la race des grands metteurs en scène n’est pas éteinte. Aujourd’hui avec l’univers burlesque de Woody Allen , le néo-surréalisme de Léo Carax, le post-modernisme violent et dialogué de Quentin Tarentino, l’onirisme et la fantasmagorie de Tim Burton, le symbolisme explosif de Djibril Diop Mambéty( décédé), l’éclectisme gigantesque de Steven Spielberg, le réalisme fantastique d’Elia Souleymane, le monisme existentiel de Térence Malik, le réalisme social des frères Dardenne, l’univers narratif fragmenté de Alejandro Gonzalez Innaritu et les contes chaotiques et bruyants d’Emir Kusturica le cinéma est promu à un bel avenir.

 Le cinéma est donc un langage, un ensemble de signes, de codes, de données filmiques dont la compréhension n’est pas immédiate. Voilà le paradoxe du cinéma : un art à la fois populaire et complexe. C’est la raison pour laquelle, le cinéma, au cours de son évolution, s’est divisé entre « cinéma grand publique » et « cinéma d’art et d’essai » ; et bien d’autres divisions, « cinéma indépendant », « films de studio », « films d’auteurs », « cinéma expérimental », « cinéma underground » etc. Cette complexité d’un art de plus en plus décadent nous a valu de talentueux écrivains comme Georges Sadoul dont les écrits sont entièrement consacrés au cinéma, des historiens et critiques d’art comme François Truffaut et aujourd’hui des critiques de cinéma qui n’ont même pas vu « Sunrise » du grand cinéaste Murnau comme le dit si bien Claude Chabrol, l’un des chefs de file de la nouvelle vague.

 Ce propos de Claude Chabrol partagé par Claude Berri, un autre « jeune vieux » cinéaste, exprime le malaise et l’incompréhension qui existe aujourd’hui autour de la problématique de la réception d’une œuvre cinématographique. Lors d’un récent festival de Cannes le grand cinéaste franco-polonais Roman Polanski s’est énervé lors d’une conférence de presse face aux « questions débiles » de journalistes en disant « vous ne savez rien de ce que l’on fait ». Autant dire que le principal ennemi du cinéma aujourd’hui c’est l’inculture générale qui frappe l’homme contemporain. Le cinéma est sans conteste la plus grande découverte esthétique du 20ème siècle.« Ignorer le cinéma, ses problématiques et son histoire est une lacune grave dans la culture de l’honnête homme » a écrit Roger Caratini. 

Aujourd’hui une approche du cinéma qui ne tient pas compte des courants et des genres se justifie par une volonté d’aller au-delà des clivages mais elle a le malheur de desservir le grand public et les jeunes qui veulent devenir des cinéphiles. Regardez cette liste des dix meilleurs films d’horreur qui circule sur Internet ; une liste où la plupart des films cités sont plutôt des films fantastiques. On peut dire que tous les films d’horreur sont fantastiques au sens premier du mot mais tous les films fantastiques ne sont absolument pas des films d’horreur. « The Shining » de Stanley Kubrick n’est pas un film d’horreur comme il est écrit dans ce palmarès. Voilà où nous mène la négligence de l’esthétique des genres cinématographiques.

Ne parlons pas de l’expressionnisme de la grande école Allemande (avec Murnau et Fritz Lang) qui a fortement influencé Orson Welles (réalisateur du plus grand film de tous les temps Citizen Kane dit-on et même le fantasmagorique Tim Burton aujourd’hui), l’impressionnisme d’époque (avec Germaine Delluc, Abel Gance), le réalisme poétique français (dont le chef de file est marcel Carné), le néo-réalisme italien (avec Roberto Rossellini et Vittorio de Sica), la nouvelle vague avec Claude Chabrol, Jean Luc Godard et autres. Tout ce grand patrimoine cinématographique est aujourd’hui ignoré au profit d’un regard puéril et ludique sur le cinéma. Avant de s’affranchir des courants et des genres il faut d’abord les connaitre et les comprendre.

 Les cinéastes sont des artistes qui tirent leurs sources d’inspiration dans les représentations qui informent les différentes civilisations auxquelles ils appartiennent. Aussi les références biblique, homérique, dantesque, dionysiaque ou apollonienne sont-elles foisonnantes dans le cinéma occidental. Le schéma narratif reste universel, mais la différence réside dans le fait qu’un cinéaste anglo-saxon, un oriental ou un africain n’ont peut-être pas le même rapport avec le temps et l’espace. Ils n’auront certainement pas le même univers mental, les mêmes fantasmes et partant les mêmes films. Un « film africain » ne ressemblera jamais à un « film américain ». Cette question n’a rien à voir avec les moyens ou la technologie, c’est plutôt une problématique d’ordre esthétique.

 L’interrogation sur l’esthétique cinématographique est inséparable de la question « A quoi sert le cinéma ? ». Cette question banale en apparence est plutôt d’ordre esthétique, elle n’est pas utilitariste. Dire que le cinéma est inutile est une sottise, mais là n’est pas la question, le cinéma étant une industrie qui rapporte des milliards dans tous les pays qui le prennent au sérieux, les pays où il entre en ligne de compte dans les politiques culturelles. Cette question est souvent posée en rapport avec le contenu « politique » d’un film ou l’engagement d’un cinéaste. Tous les cinéastes sont engagés. Les postures esthétiques sont en vérité des formes d’engagement politique

La valeur d’un film ne se mesure pas à l’aune de l’esprit combattant que le réalisateur y imprime. Un bon film n’est pas toujours un film actuel, un film « réel » ou soi-disant engagé. Tout le problème des films africains est là, qui insistent davantage sur le sujet au détriment de l’objet. Le cinéma de l’Afrique au sud du Sahara n’est pas encore affranchi de l’ethnologie qui est une science « coloniale ». Il a besoin de se libérer, de s’envoler, d’être plus personnel que politique ou sociologique. C’est un cinéma qui n’est pas subtil. 

Des cinéastes comme le Malien Souleymane Cissé, feu Djibril Diop Mambéty, le mauritano-malien Abderrahmane Cissako et le Tchadien Mahamat Saleh Haroun l’ont compris. Ce dernier après avoir obtenu le prix du jury au festival de Cannes a reconnu qu’il n’ya pas suffisamment d’idées dans les films africains. Mais ce travers n’est pas l’apanage du cinéma africain (Le cinéma américain est écrasé par son propre gigantisme grandiloquent, le cinéma français par l’exception culturelle française, le cinéma Allemand est mort et il doit être ressuscité ,les cinémas Russe, Danois et Suédois ,prestigieux dans le passé, souffrent aujourd’hui de cloisonnement, le cinéma Indien ne sait que faire entre modernité et tradition. Les deux cinémas montants aujourd’hui restent le cinéma coréen et surtout le cinéma mexicain.

 L’exception remarquable en la personne de Sembène Ousmane est à noter à suffisance. Ce pionnier du Cinéma africain a produit des films incandescents par leur niveau d’engagement politique (Sembène est, avec le philosophe Hamady Aly Dieng les deux seuls grands dissidents  Sénégalais que je connaisse), mais Sembène fut un narrateur redoutable, un dialoguiste rigoureux. Il n’était pas un homme qui avait simplement des idées, il savait les mettre en scène, ces films avaient une tonalité propre. 

Quant au cinéaste franco-algérien Rachid Bouchareb, son film « Hors la loi » a provoqué une levée de bouclier sans précédent lors de sa projection au festival de Cannes. Les anciens combattants de l’armée française l’ont accusé d’avoir tronqué les fameux événements de Sétif qu’il aborde dans le film. Depuis des années Bouchareb s’est consacré à la reconstitution cinématographique de faits historiques. « Indigènes » son film tourné auparavant a eu un tel succès médiatique et critique que, dit-on, l’Etat français s’est décidé à « décristalliser » enfin les pensions des tirailleurs Sénégalais. Mais il ne faut pas s’y tromper, les films les plus dérangeants ne sont pas forcément les films à contenu politique prononcé.

  Le cinéma est par essence irrévérencieux par son inclination à montrer ce qui est caché. Aussi le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro a-t-il raison de dire que le contenu subversif du cinéma réside dans sa tendance irrépressible à échapper au manichéisme.
Ces dernières années plusieurs films ont eu maille à partir avec les autorités politiques religieuses ou bien avec le public. L’Eglise a beaucoup « souffert » du cinéma : La dernière tentation du Christ, Da Vinci Code, The Magdalena Sisters, Le crime du père Amaro, Amen etc. Le film « Persépolis » de la franco-iranienne Margiane Satrapi n’a pu être diffusé en Tunisie, en Iran Jahfar Panahi est toujours en prison, au Sénégal « Karmen » de Joe Gai Ramaka est censuré par les lobbies politico-religieux, en France un film de Virginie Despentes a été carrément interdit, aux USA The « Redacted » de Brian De Palma a failli être censuré. 

La censure en vérité, est un acte politique qui vise à s’attaquer à l’idéologie véhiculée par un film. L’acte de censure est une posture idéologique en lui-même, c’est paradoxal. Mais il ne faut pas s’y tromper, tous les films véhiculent peu ou prou une certaine idée. Les films ouvertement propagandistes et commandités par un état, comme les films fascistes, n’existent presque plus. Il peut arriver au cinéaste d’être victime de l’hégémonie culturelle et de véhiculer l’univers idéologique qui l’environne.

 La grande « idéologie » qui pèse sur le cinéma d’aujourd’hui c’est plutôt l’argent. Voilà tout le problème du cinéma hollywoodien. Les films hollywoodiens, qui ne sont pas forcément mauvais, loin s’en faut, sont défigurés et modifiés par la toute puissance de l’argent qui oblige les metteurs en scène à faire des concessions. A Hollywood le dernier mot ou « Final Cut » appartient au producteur et non au metteur en scène. C’est une forme de censure qui fait se développer un autre cinéma indépendant, plus libre et davantage créatif.

 Le cinéma, ça n’est pas seulement de grands metteurs en scène, c’est aussi des techniciens dont le plus distingué aujourd’hui est le directeur de la photographie dont le travail devenu artistique est incontournable pour la compréhension d’un film. Et last but not least, les acteurs sans lesquels il ne saurait y avoir de cinéma. Que serait le cinéma sans les comédiens géniaux comme Charlie Chaplin, Buster Keaton, Lon Chaney, Michel Simon, Louis Jouvet et Marlon Brando ou encore des acteurs inoubliables comme John Wayne , Franco Nero, Jean Paul Belmondo, Robert De Niro, Al Pacino, Amin tab Bachan, Marcello Mastroianni, les talentueux Gérard Depardieu et Daniel Auteuil, , la magnifique Catherine Hepburn, l’énigmatique Romy Schneider, l’immense Marlene Dietrich, les grandes dames Simone Signoret et Michelle Morgane, la très constante Meryl Streep et aujourd’hui les « performers » Bill Murray, Daniel Day Lewis, Sean Penn, Forrest Withaker, Jodie Foster, Javier Bardem, Tom Hanks, Adrien Brody, Tim Robbins et le très mature Michel Bouquet ?

 KHALIFA TOURE



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