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Au rythme
où vont les choses au Sénégal, l’on peut être en droit d’affirmer sans risque
d’exagérer que la lutte est en passe de devenir une folie collective qui
s’est emparée de la société sénégalaise.
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Personne
n’y échappe, du petit commerçant à « l’intellectuel » le plus
instruit en passant par les jeunes écoliers et les étudiants. Lorsque des
séances de lutte sont organisées dans l’enceinte de l’université, il y a lieu
de s’arrêter pour s’interroger.
L’immense
écrivain Américain Ernest Hemingway a écrit dans son ouvrage Mort dans
l’après midi : « Nous sommes fascinés par la victoire, et c’est la
défaite au lieu de la mort que nous cherchons à éviter » (p.39,
ed.Gallimard 1938).
Au-delà de
la formule énigmatique du colosse nord-américain, c’est l’idée même de notre
rapport avec la victoire et l’échec qui se trouve ici posée. C’est
l’insoutenable légèreté avec laquelle les hommes en général et les
« sportifs » en particulier poursuivent leur but et leur ambition
d’aller le plus loin possible jusqu’aux confins de la mort qui se trouvent
ici posées. Ici la mort, autrement dit le sacrifice, reste le seul repère.
C’est cette philosophie qui fait l’essence même de l’esprit chevaleresque qui
transparait dans tous les grands sports de combat comme la boxe, la
tauromachie et une certaine forme ancienne de lutte.
En Afrique
traditionnelle, les lutteurs sont les héritiers naturels des grands guerriers
de l’époque Ceddo. Le lutteur en vérité est un chevalier sans cap ni épée.
Mais il lui reste le feu sacré du combat. Le champ de bataille n’est plus
« Nguol-Nguol, guilé ou somb » (lieux de batailles historiques sur
le territoire sénégalais à l’époque Ceddo), mais l’arène où le gladiateur
regarde la mort en face pour défendre son honneur. Ce n’est pas tant la
victoire qu’il cherche mais c’est le déshonneur et l’opprobre qu’il évite.
La lutte
telle qu’elle est pratiquée au Sénégal n’a de signification que dans
l’univers traditionnel où elle trouve son véritable sens social. Mais quel
est le jeune lutteur d’aujourd’hui qui peut égayer à l’improviste le public
par une séance de « Bakk » ? Il n’y en a presque pas. Tous les
spécialistes de la tradition et de l’oralité savent que le « Bakk, le
Xass, et le Kagnou » (expressions poétiques déclamées par le lutteur, le
cultivateur ou le guerrier pour se galvaniser ), sont des pratiques
intrinsèques qui participent de la socialisation de l’acteur et permettent au
lutteur, au cultivateur ou au guerrier d’inscrire sa geste dans l’imaginaire
collectif.
Cette incompétence artistique de nos jeunes
lutteurs dénote que la lutte telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est
littéralement coupée de ses racines culturelles. Le fil d’Ariane de la
tradition est rompu depuis fort longtemps. Le paradoxe de la lutte
aujourd’hui est qu’elle représente l’une des traditions les plus archaïques
dans une modernité en cours au Sénégal. La lutte n’a plus rien de
traditionnel au fond. Si elle est une pratique physique qui demande des
qualités athlétiques surhumaines cela n’en fait pas pour autant un sport au
sens moral du mot.
La
dimension sportive n’apparait que dès le moment où les valeurs morales sont
invoquées. Le sport est le
prolongement moral de l’éducation physique. Aujourd’hui le comportement
des lutteurs, des amateurs, des encadreurs et pire des reporters plaident en
faveur de la « lutte comme facteur de développement ». Il n’y a pas
imposture plus grave que cette assertion. Le suprême mensonge est de faire
croire aux jeunes que la lutte est la solution. Combien de lutteurs gagnent
des millions ? Du reste le
développement n’a rien à voir avec la réussite financière d’une poignée de
jeunes lutteurs.
Les mesures
draconiennes prises par le commissaire de la police centrale de Dakar en vue
d’endiguer la violence dans les stades et aux alentours lors des matchs de
lutte est une mesure salutaire mais elle ne saurait juguler définitivement un
phénomène aussi complexe que la violence. L’on n’oublie que la lutte en tant que telle, c’est de la violence !
Elle ne devient légale que lorsque le législateur l’encadre par force de loi.
Mais heureusement la loi ne fait pas le social.
Ne voit-
on pas que les lutteurs se donnent des coups mortels ? Et si par malheur
un lutteur tombe raide mort à la suite d’un coup reçu ? Tous les
amateurs de lutte avec frappe y compris les reporters se délectent de façon
cynique lorsqu’un lutteur reçoit un coup violent. Quel plaisir y a-t-il à
regarder un homme souffrir ? La réponse est dans le subconscient. C’est
l’animalité, le côté sombre de l’homme qui éprouve ce plaisir morbide, c’est
une forme de sadisme.
L’analyse
de la psychologie collective des amateurs de lutte (le nombre est effrayant),
le discours, les gesticulations, les cris, les pleures et joie révèle un
malaise profond, une forme de défoulement chez les amateurs. Les sénégalais tentent de sublimer leur
passion bestiale à travers leur fol attachement à la lutte. Une sorte de
« transfert », pour parler comme Freud, s’opère entre l’amateur et
le lutteur.
L’on feint
d’ignorer l’attachement quasi « sexuel » que les jeunes filles
témoignent pour les jeunes lutteurs au corps musclé et aux attributs
proéminents. « Les fous de la
lutte » ne savent même pas que c’est leur folle passion de la lutte qui
est transformée en espèces sonnantes et trébuchantes au profit des lutteurs
et surtout des promoteurs qui mangent à tous les râteliers.
« C’est
un signe distinctif de tout véritable sport d’amateur qu’il procure plus de
joie à l’acteur qu’au spectateur (dès qu’il commence à procurer assez de joie
au spectateur pour qu’on puisse avec profit lui imposer un droit d’entrée le
sport contient les germes du professionnalisme » : Hemingway dixit.
La lutte
est un paradoxe, un véritable phénomène de régression sociale. Il est des
victoires qui au fond révèle une grande défaite. Madame de Staël a écrit que
« la gloire est le deuil éclatant du bonheur ». Au rythme où vont les choses si l’on y prend
garde c’est le Sénégal même qui ira à « Ardo » (devenu une
expression familière au Sénégal qui signifie blesser gravement son adversaire).
KHALIFA TOURE
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jeudi 15 novembre 2012
L’INSOUTENABLE OMNIPRÉSENCE DE LA LUTTE AU SÉNÉGAL
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