samedi 24 novembre 2012

LE MARABOUT, LE TALIBE ET LE POLITICIEN




Les récents événements  politiques au Sénégal à l’occasion de l’élection présidentielle ont manifestement mis aux prises trois acteurs importants du modèle social sénégalais : le disciple dit talibé, le marabout et le politicien. Il importe, pour comprendre la genèse de l’Etat moderne du Sénégal, de décrire et d’analyser l’entrecroisement de ces trois acteurs. 

 Les rapports entre le pouvoir politique Sénégalais et les confréries sont de nature si l’on peut dire « commerciale » au sens latin du terme. Un regard perçant et historique sur ces deux entités fait découvrir qu’il y a un commerce, un « new deal », entre le pouvoir politique et les confréries depuis les indépendances. Tout au début, ce commerce ne relevait pas en vérité de la corruption ou du « soutien mercenaire » comme on le voit aujourd’hui  mais plutôt de la redevance politique. Les relations étaient plus nobles et moins rustres qu’aujourd’hui.

 En effet  « La politique de la mallette » est une pratique nouvelle liée à la perversion des anciennes  relations d’alliance entre marabouts et politiciens. Elle relève de la diplomatie de l’ombre pratiquée par une nouvelle race de politiciens et de marabouts sans envergure. « Les choses » ne se passaient pas aussi « crument » à l’époque des premiers marabouts. 
C’est devenu une affaire de corruption plus ou moins ouverte. L’épisode le plus illustratif en l’occurrence est cet incident survenu dans un chef-lieu de confrérie où un conseiller du président(Wade), est allé voir le khalife avec une mallette pour le convaincre de revenir sur sa position en faveur de la démission d’Abdoulaye Wade. La réaction négative des disciples et fils du marabout ne s’est pas fait attendre.

Le fait historique est établi donc  que les premiers pouvoirs politiques, Senghor et ses partisans, se sont allié les puissants marabouts de l’espace ouolof pour trouver une base solide à l’Etat du Sénégal naissant. Déjà à l’époque coloniale, les principales confréries, favorisées par leurs positions géographiques  se sont  retrouvées malgré elles au centre de la puissante machine coloniale de création et de redistribution des biens sociaux, politiques et économiques. 

Au départ des colons, les choses se sont renforcées par un phénomène de continuité postcoloniale. Les premières autorités du Sénégal « indépendant » ont, par réalisme politique, bâtit  l’Etat du Sénégal moderne sur le modèle ouolofo-confrérique. Une approche purement juridique de l’Etat du Sénégal moderne peut fâcheusement  escamoter cette partie importante  de la genèse de nos institutions étatiques.

 Selon les travaux scientifiques réalisés par le CODESRIA, le paradigme dominant au Sénégal est le modèle islamo-ouolof, autrement dit le modèle ouolofo-confrérique(Cf. Le Sénégal trajectoire d’un Etat). L’Etat du Sénégal a été bâti avec « la bénédiction » de ce modèle dominant. Il y eut « un contrat social tacite » entre les marabouts et les premiers hommes politiques ; contrat fondé sur un  soutien massif des confréries au pouvoir politique. 

En revanche l’Etat contribuait par tous les moyens, y compris financiers, à la stabilisation des confréries et perpétuer du coup, l’hégémonie culturelle  maraboutique, à une époque où la citoyenneté était balbutiante au Sénégal et que les marabouts pouvaient, sans difficulté aucune, livrer le vote communautaire des Talibés aux hommes du pouvoir politique. Depuis lors, les choses ont sensiblement évoluées avec l’émergence de l’individu, la forte urbanisation, l’essor des media et les effets politiques de la globalisation en termes d’ouverture culturelle.

Tout cela peut faire dire que les confréries musulmanes au Sénégal participent de l’Etat en ceci que les marabouts et les hommes politiques ont co-fondée l’Etat du Sénégal. Les confréries sont peu ou prou la base sociale de l’Etat du Sénégal moderne. L’erreur méthodologique serait de penser que l’Etat du Sénégal et les confréries sont deux entités politiques distinctes. Tous les deux participent du même ordre d’ « hégémonie culturelle », pour parler comme Antonio Gramsci

Ainsi une « laïcité Sénégalaise » a été savamment inventée avec ses paradoxes dont le principal est un pouvoir politique fondé sur le modèle de la république laïque  universelle mais légitimé par les ordres religieux  à travers  des rituels réguliers dont l’envoi d’une délégation officielle lors des Gamou et Magal et par l’échange de bons procédés.( Regardez aujourd’hui cette grave incongruité de ce procureur qui va chercher du pouvoir et du soutien auprès de chefs religieux. D’un point de vue de la séparation des pouvoir ce geste est gravissime)

Les confréries musulmanes au Sénégal ne sont donc  pas de la société civile, tout compte fait. Elles participent donc de la société politique. Elles ont une posture politique naturelle et historique en faveur de l’hégémonie culturelle qu’elles ont  co-fondée. 

Dans cette perspective il est à noter donc des interférences normales, vue la configuration  du modèle, entre les deux espaces politiques et confrériques, qui en fait ne sont que l’envers et l’endroit de la même structure. Ainsi des empiètements politiques fréquents dans l’espace religieux sont à noter, et  vice versa. Des hommes politiques qui demandent aux marabouts d’intervenir pour apaiser la situation politique ou des marabouts qui demandent ouvertement des services à l’Etat en termes de dus.

Mais les rapports entre pouvoir politique et pouvoir confrérique ont sensiblement évolués. Ce changement  a suivi les contours de l’évolution politique et  religieuse  même de la société sénégalaise de l’époque coloniale à nos jours.  Ces rapports ont subi aussi les influences  de l’évolution socio-économique du pays. En effet  à côté des redevances régulières reçues par les marabouts sous forme de soutien matériel et financier, les Cheikh ont pour la plupart développé des activités économiques selon l’importance du secteur dans l’économie Sénégalaise.

 C’est ainsi que l’on est passé des marabouts de l’arachide aux marabouts de l’immigration et des visas. Mais retenons que cela n’a pas pour autant produit une véritable indépendance des marabouts vis-à-vis des politiques.
Ceci s’explique par le fait que  les liens entre les deux entités sont historiques, symboliques et quasi organiques. Même si les politiques ne donnent pas de l’argent aux marabouts, ces derniers sont toujours enclins et même tentés de donner des mots d’ordre politiques plus moins ouvertement en raison de ces liens susnommés. 

La culture politique des marabouts est une culture politique de « défense et illustration » de l’ordre et du pouvoir établi. Il est important de souligner que ceci relève bel et bien de la culture politique qui est de plus en plus changeante avec l’évolution de la culture intellectuelle de jeunes marabouts et des talibés influents qui tentent de dissocier tant bien que mal l’ordre religieux et l’ordre politique. Il faut souligner d’autre part qu’il y eut des familles maraboutiques dans les confréries qui ont développé une culture de défiance vis-à-vis de l’Etat convaincues qu’elles étaient que le modèle de la république laïque universelle  est un égarement dans un pays à forte sociologie musulmane.

 Cette manie qui consiste aujourd’hui à demander instamment aux marabouts d’intervenir pour régulariser le champ politique relève de la naïveté lorsque l’on sait que la culture politique de la plupart des marabouts les empêche de s’adonner à cet exercice périlleux, handicapés qu’ils sont par ce « new deal primordial » de soutien mutuel entre l’Etat et les guides religieux(les traditions ont la peau dure). Mais avec l’émergence d’un nouveau type de marabouts et de talibés sécularisés, des voix s’élèvent pour nuancer cette position primordiale et prendre des libertés par rapport au « Ndigeul politique »  des confréries.

Le Ndigeul est l’ordre religieux détenu par le Primus confrérique en l’occurrence  le Calife, qui garantit la discipline confrérique fondée sur le culte de la personnalité et l’obéissance au cheikh. Mais de plus en plus il est timidement remis en cause par des citoyens qui se disent «  hommes libres » devant le choix politique.  De plus en plus des « para-Ndigeul » se font entendre en périphérie ; ce qui contribuera à la longue à la dissolution de l’autorité confrérique.

Depuis les élections de 1988 nous assistons à un effritement lent et progressif du Ndigeul politique  lié non pas à une remise en cause de l’autorité des confréries mais à l’émergence d’un nouveau type de citoyen, libre et moins communautariste que son compatriote des années 60 et 70. Le Ndigeul n’est pas mort mais lorsqu’il a un contenu politique, il met de plus en plus mal à l’aise les talibés qui sont  très politisés et appartiennent à plusieurs chapelles politiques.

L’année 2000 qui a coïncidé  avec l’alternance a vu des citoyens se démarquer ouvertement des Ndigeul politiques. C’est comme qui dirait, quand la pilule du Ndigeul est trop forte les citoyens hésitent à l’avaler. C’est la raison pour laquelle avec le règne des petits fils qui sont moins charismatique que leurs aïeuls, les marabouts hésitent maintenant à donner des Ndigeul explicites, de peur d’être désavoué.

Au surplus, des marabouts s’engagent ouvertement pour l’action politique. Cet engagement est peut-être  lié au phénomène de « la revanche des sociétés » constaté dans certains pays africains, phénomène lié à l’évolution et à la modernité. En effet depuis les années 90 nous assistons au Sénégal au passage progressif de la démocratie des lettrés francophones à la démocratie des élites. Or les marabouts et même certains leaders du Showbiz font partie intégrante de l’élite. Ce qui donne un fondement, du moins une explication, à leur engagement politique.

Les marabouts politiciens sont aussi attirés par la société politique qui est la seule sphère de création et de distribution du pouvoir dans l’espace laïc contrairement aux pays développés où il existe d’autres instances de légitimation et de reconnaissance  sociale.

Par ailleurs une explication d’ordre psychologique peut être avancée: les marabouts, vu leur statut d’origine, sont naturellement attirés par le pouvoir et la reconnaissance sociale. La société politique étant maintenant ouverte (avec l’ouverture démocratique et la floraison médiatique), ils sont tentés d’aller chercher ce gibier qui manquait à leur tableau de chasse, gibier détenu par des citoyens « ordinaires » qui leur tient la dragée haute et qui selon eux n’ont pas plus de mérite.

Si l’on s’intéresse aussi au profil de ces marabouts on se rend compte que ce sont des marabouts quasi sécularisés (si l’on donne à ce mot un sens local). En effet la plupart de ces marabouts engagés politiquement ont des activités « laïques » parallèles ou bien un cursus intellectuel en dehors de l’école coranique traditionnelle.
 Quoi qu’il en soit, c’est le Talibé qui se trouve noyé dans ce tourbillon politico-religieux qui rend opaque la démocratie Sénégalaise puisque les règles du jeu ne sont pas clairement établies. 
 On a tout faux de parler de grande démocratie au Sénégal puisque ses deux grandes valeurs que sont la liberté et l’égalité ne sont pas suffisamment ancrées dans notre modèle de société.
 Le Sénégal reste une société relativement inégalitaire.

KHALIFA TOURE

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