Les récents
événements politiques au Sénégal à l’occasion de l’élection
présidentielle ont manifestement mis aux prises trois acteurs importants du
modèle social sénégalais : le disciple dit talibé, le marabout et le
politicien. Il importe, pour comprendre la genèse de l’Etat moderne du Sénégal,
de décrire et d’analyser l’entrecroisement de ces trois acteurs.
Les
rapports entre le pouvoir politique Sénégalais et les confréries sont de nature
si l’on peut dire « commerciale » au sens latin du terme. Un
regard perçant et historique sur ces deux entités fait découvrir qu’il y a un
commerce, un « new deal », entre le pouvoir politique
et les confréries depuis les indépendances. Tout au début, ce commerce ne
relevait pas en vérité de la corruption ou du « soutien mercenaire »
comme on le voit aujourd’hui mais plutôt de la redevance politique.
Les relations étaient plus nobles et moins rustres qu’aujourd’hui.
En
effet « La politique de la mallette » est une pratique
nouvelle liée à la perversion des anciennes relations d’alliance entre
marabouts et politiciens. Elle relève de la diplomatie de l’ombre pratiquée
par une nouvelle race de politiciens et de marabouts sans envergure. « Les
choses » ne se passaient pas aussi « crument » à l’époque des
premiers marabouts.
C’est devenu une affaire de corruption plus ou moins ouverte.
L’épisode le plus illustratif en l’occurrence est cet incident survenu dans un
chef-lieu de confrérie où un conseiller du président(Wade), est allé voir le
khalife avec une mallette pour le convaincre de revenir sur sa position en
faveur de la démission d’Abdoulaye Wade. La réaction négative des disciples et
fils du marabout ne s’est pas fait attendre.
Le fait
historique est établi donc que les premiers pouvoirs politiques, Senghor
et ses partisans, se sont allié les puissants marabouts de l’espace ouolof pour
trouver une base solide à l’Etat du Sénégal naissant. Déjà à l’époque
coloniale, les principales confréries, favorisées par leurs positions
géographiques se sont retrouvées malgré elles au centre de la
puissante machine coloniale de création et de redistribution des biens sociaux,
politiques et économiques.
Au départ
des colons, les choses se sont renforcées par un phénomène de continuité
postcoloniale. Les premières autorités du Sénégal « indépendant »
ont, par réalisme politique, bâtit l’Etat du Sénégal moderne sur le
modèle ouolofo-confrérique. Une approche purement juridique de l’Etat du
Sénégal moderne peut fâcheusement escamoter cette partie importante
de la genèse de nos institutions étatiques.
Selon
les travaux scientifiques réalisés par le CODESRIA, le paradigme dominant au
Sénégal est le modèle islamo-ouolof, autrement dit le modèle
ouolofo-confrérique(Cf. Le Sénégal trajectoire d’un Etat). L’Etat
du Sénégal a été bâti avec « la bénédiction » de ce modèle dominant.
Il y eut « un contrat social tacite » entre les marabouts
et les premiers hommes politiques ; contrat fondé sur un soutien
massif des confréries au pouvoir politique.
En revanche l’Etat contribuait par
tous les moyens, y compris financiers, à la stabilisation des confréries et
perpétuer du coup, l’hégémonie culturelle maraboutique, à une époque où
la citoyenneté était balbutiante au Sénégal et que les marabouts pouvaient,
sans difficulté aucune, livrer le vote communautaire des Talibés aux
hommes du pouvoir politique. Depuis lors, les choses ont sensiblement évoluées
avec l’émergence de l’individu, la forte urbanisation, l’essor des media et les
effets politiques de la globalisation en termes d’ouverture culturelle.
Tout cela
peut faire dire que les confréries musulmanes au Sénégal participent de
l’Etat en ceci que les marabouts et les hommes politiques
ont co-fondée l’Etat du Sénégal. Les confréries sont peu ou prou la base
sociale de l’Etat du Sénégal moderne. L’erreur méthodologique serait de
penser que l’Etat du Sénégal et les confréries sont deux entités politiques
distinctes. Tous les deux participent du même ordre d’ « hégémonie
culturelle », pour parler comme Antonio Gramsci.
Ainsi une
« laïcité Sénégalaise » a été savamment inventée avec ses paradoxes
dont le principal est un pouvoir politique fondé sur le modèle de la république
laïque universelle mais légitimé par les ordres religieux à travers
des rituels réguliers dont l’envoi d’une délégation officielle lors des
Gamou et Magal et par l’échange de bons procédés.( Regardez aujourd’hui cette
grave incongruité de ce procureur qui va chercher du pouvoir et du soutien
auprès de chefs religieux. D’un point de vue de la séparation des pouvoir ce
geste est gravissime)
Les
confréries musulmanes au Sénégal ne sont donc pas de la société civile,
tout compte fait. Elles participent donc de la société politique. Elles ont une
posture politique naturelle et historique en faveur de l’hégémonie culturelle
qu’elles ont co-fondée.
Dans cette
perspective il est à noter donc des interférences normales, vue la
configuration du modèle, entre les deux espaces politiques et
confrériques, qui en fait ne sont que l’envers et l’endroit de la même
structure. Ainsi des empiètements politiques fréquents dans l’espace religieux
sont à noter, et vice versa. Des hommes politiques qui demandent aux
marabouts d’intervenir pour apaiser la situation politique ou des marabouts qui
demandent ouvertement des services à l’Etat en termes de dus.
Mais les
rapports entre pouvoir politique et pouvoir confrérique ont sensiblement
évolués. Ce changement a suivi les contours de l’évolution politique
et religieuse même de la société sénégalaise de l’époque coloniale
à nos jours. Ces rapports ont subi aussi les influences de
l’évolution socio-économique du pays. En effet à côté des redevances régulières
reçues par les marabouts sous forme de soutien matériel et financier, les
Cheikh ont pour la plupart développé des activités économiques selon
l’importance du secteur dans l’économie Sénégalaise.
C’est ainsi que l’on est
passé des marabouts de l’arachide aux marabouts de l’immigration et des visas.
Mais retenons que cela n’a pas pour autant produit une véritable indépendance
des marabouts vis-à-vis des politiques.
Ceci
s’explique par le fait que les liens entre les deux entités sont
historiques, symboliques et quasi organiques. Même si les politiques ne donnent
pas de l’argent aux marabouts, ces derniers sont toujours enclins et même tentés
de donner des mots d’ordre politiques plus moins ouvertement en raison de ces
liens susnommés.
La culture
politique des marabouts est une culture politique de « défense et
illustration » de l’ordre et du pouvoir établi. Il est important de souligner que
ceci relève bel et bien de la culture politique qui est de plus en plus
changeante avec l’évolution de la culture intellectuelle de jeunes marabouts et
des talibés influents qui tentent de dissocier tant bien que mal l’ordre
religieux et l’ordre politique. Il faut souligner d’autre part qu’il y eut des
familles maraboutiques dans les confréries qui ont développé une culture de
défiance vis-à-vis de l’Etat convaincues qu’elles étaient que le modèle de la
république laïque universelle est un égarement dans un pays à forte
sociologie musulmane.
Cette
manie qui consiste aujourd’hui à demander instamment aux marabouts d’intervenir
pour régulariser le champ politique relève de la naïveté lorsque l’on sait que
la culture politique de la plupart des marabouts les empêche de s’adonner à cet
exercice périlleux, handicapés qu’ils sont par ce « new deal
primordial » de soutien mutuel entre l’Etat et les guides religieux(les
traditions ont la peau dure). Mais avec l’émergence d’un nouveau type de
marabouts et de talibés sécularisés, des voix s’élèvent pour nuancer cette
position primordiale et prendre des libertés par rapport au « Ndigeul
politique » des confréries.
Le Ndigeul
est l’ordre religieux détenu par le Primus confrérique en l’occurrence le
Calife, qui garantit la discipline confrérique fondée sur le culte de la
personnalité et l’obéissance au cheikh. Mais de plus en plus il est timidement
remis en cause par des citoyens qui se disent « hommes libres »
devant le choix politique. De plus en plus des « para-Ndigeul »
se font entendre en périphérie ; ce qui contribuera à la longue à la
dissolution de l’autorité confrérique.
Depuis les
élections de 1988 nous assistons à un effritement lent et progressif du Ndigeul
politique lié non pas à une remise en cause de l’autorité des confréries
mais à l’émergence d’un nouveau type de citoyen, libre et moins communautariste
que son compatriote des années 60 et 70. Le Ndigeul n’est pas mort mais
lorsqu’il a un contenu politique, il met de plus en plus mal à l’aise les
talibés qui sont très politisés et appartiennent à plusieurs chapelles
politiques.
L’année 2000
qui a coïncidé avec l’alternance a vu des citoyens se démarquer ouvertement
des Ndigeul politiques. C’est comme qui dirait, quand la pilule du Ndigeul
est trop forte les citoyens hésitent à l’avaler. C’est la raison
pour laquelle avec le règne des petits fils qui sont moins charismatique que
leurs aïeuls, les marabouts hésitent maintenant à donner des Ndigeul
explicites, de peur d’être désavoué.
Au surplus,
des marabouts s’engagent ouvertement pour l’action politique. Cet engagement
est peut-être lié au phénomène de « la revanche des sociétés »
constaté dans certains pays africains, phénomène lié à l’évolution et à la
modernité. En effet depuis les années 90 nous assistons au Sénégal au passage
progressif de la démocratie des lettrés francophones à la démocratie
des élites. Or les marabouts et même certains leaders du Showbiz font
partie intégrante de l’élite. Ce qui donne un fondement, du moins une
explication, à leur engagement politique.
Les
marabouts politiciens sont aussi attirés par la société politique qui est la
seule sphère de création et de distribution du pouvoir dans l’espace laïc
contrairement aux pays développés où il existe d’autres instances de
légitimation et de reconnaissance sociale.
Par ailleurs
une explication d’ordre psychologique peut être avancée: les marabouts, vu leur
statut d’origine, sont naturellement attirés par le pouvoir et la
reconnaissance sociale. La société politique étant maintenant ouverte (avec
l’ouverture démocratique et la floraison médiatique), ils sont tentés d’aller
chercher ce gibier qui manquait à leur tableau de chasse, gibier détenu par des
citoyens « ordinaires » qui leur tient la dragée haute et qui selon
eux n’ont pas plus de mérite.
Si l’on
s’intéresse aussi au profil de ces marabouts on se rend compte que ce sont des
marabouts quasi sécularisés (si l’on donne à ce mot un sens local). En effet la
plupart de ces marabouts engagés politiquement ont des activités
« laïques » parallèles ou bien un cursus intellectuel en dehors de
l’école coranique traditionnelle.
Quoi
qu’il en soit, c’est le Talibé qui se
trouve noyé dans ce tourbillon politico-religieux qui rend opaque la démocratie
Sénégalaise puisque les règles du jeu ne sont pas clairement établies.
On a tout faux de parler de
grande démocratie au Sénégal puisque ses deux grandes valeurs que sont la
liberté et l’égalité ne sont pas suffisamment ancrées dans notre modèle de
société.
Le Sénégal reste une société relativement
inégalitaire.
KHALIFA
TOURE
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