« La beauté
est-une chose terrible et effrayante. Terrible parce que insaisissable et
incompréhensible, car Dieu a peuplé ce monde d’énigmes et de mystères. La
beauté ce sont les rivages de l’infini qui se rapprochent et se confondent, ce
sont les contraires qui s’unissent dans la paix. Que de mystères en ce
monde ! L’âme humaine est opprimée de vivre parmi tant d’énigmes
indéchiffrables(…) L’âme humaine est vaste, trop vaste, je l’aurais diminué volontiers. »
Dostoïevski, Les frères Karamazov.
L’intellectuel français Alexander
Adler a dit lors d’une émission littéraire bien connue qu’il est résolu à
croire sans hésiter que Fédor
Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) est le plus grand écrivain russe
puisse que l’homme à l’écriture convulsive, passait tout son temps à parler de
Dieu ; et de quelle manière ! En le disant il a certainement tremblé
ou même proféré un « hélas ! » intérieur comme l’avait fait André Gide à propos de Victor Hugo « le plus grand
poète français », un autre grand mystique parmi les mystiques. « Stupeur
et tremblement » nous habite puisque juste derrière il y a l’immense Léon
Tolstoï, peut-être le plus grand artiste russe devant les deux grands
compositeurs, Stravinski et Moussorgski et Serge Mikhailovitch Eisenstein
qui a imaginé le plus grand film
de tous les temps, « Le Cuirassé
Potemkine », enseigné dans toutes les écoles de cinéma du monde, juste
devant « Citizen Kane » de
l’américain Orson Welles et « La règle du jeu » du français Jean
Renoir. Ah ! que la littérature est mystère. Elle peut entrainer très loin, vers l’art
populaire mais surtout vers le Grand Ailleurs, le Très Lointain, les rivages de
l’Infini, l’Antre du mystère, le Trône lumineux de la Mystique qui diffuse le
souffle rayonnant de la science gnostique. Nul hasard si les mystiques
musulmans communiquent essentiellement à travers la poésie. Tolstoï a écrit
« Hadji Mourad », un texte
oriental, mais il a surtout écrit « Guerre
et Paix », un livre-monde ! Lisez ses deux mille pages et vous
serez assommés par tant de beauté, de philosophie et de personnages étonnants
et flamboyants. Votre cœur éclatera de bonheur, vous mourrez d’une belle mort,
cette mort mystique des « soufis ». Tous ceux qui ont écrit des scènes
d’agonie après Tolstoï, l’ont fait sans cette mystique du grand moment, l’âme
qui voyage vers l’eternité en proie aux velléités du corps. Ni la mort poignante
de l’enfant dans « La Peste » d’Albert Camus,
ni l’agonie convulsive de Forestier dans « Bel-ami »
de Maupassant, le trépas aux résonnances cosmiques avec un chien aboyant et
larmoyant au crépuscule poursuivant l’âme de Madame Chanteau qui s’en va dans « La
joie de vivre » d’Emile Zola n’ont eu le retentissement, la
spiritualité et la vérité de la mort du
Prince André dans « Guerre et Paix.»
Tout le monde aurait voulu mourir
comme ce prince blessé et revenu mourant de la guerre. La guerre, cette chose mystérieuse et incompréhensible qui
autorise tous les crimes! La guerre qui fouette et réveille les cœurs. Jamais
le rêve, l’amour d’une femme, la vie et la mort n’ont été aussi confondus dans une beauté éclatante de
vérité. Le prince André méditait l’Amour
éternel ; une méditation qui brisait progressivement ses attaches terrestres sans qu’il s’en rende compte : « Aimer tout et tous, se sacrifier
toujours à l’amour signifiait n’aimer personne, signifiait ne pas vivre de
cette vie terrestre. Et plus il se pénétrait de ce principe d’amour, plus il se
détachait de la vie et plus complètement il abolissait cette terrible barrière
qui, sans l’amour, se dresse entre la vie et la mort.» La chose est
d’autant plus troublante que plus de six siècles auparavant, là-bas aux confins
de la Turquie, l’un des plus grands penseurs mystiques de tous les temps, parmi
les plus grands poètes de la littérature universelle, Djalal-Od-Diin Ruumi, né en 1207 à Balkh dans l’actuel Afghânistân
a chanté l’Amour dans une transe mystique, sous le mode de l’extinction comme
aucun poète ne l’a jamais fait : « Un
amour est venu, qui a éclipsé tous les amours./ Je me suis consumé, et mes
cendres sont devenues vie./De nouveau mes cendres par désir de ta brûlure/Sont
revenues et ont revêtu mille nouveaux visages. » Par quelle opération de
l’Esprit les grandes âmes se rencontrent elles ? De toutes les façons Léon
Tolstoï pensait que, quelle que soit la
chose qu’il fasse, du haut de ces montagnes russes, onze siècles l’attendent et
que le monde s’arrêterait s’il lui venait à l’esprit de se taire. C’est le comble de « l’orgueil
mystique », la pointe acérée de l’esprit messianique.
Une révélation terrible de sa part! C’est qu’on est déjà mort en rêve éveillé avant
le constat de la mort physique. Le prince André a vu la mort tenter
d’enfoncer la porte ; au prix d’un ultime effort, la mort entra et André
sut qu’il était déjà parti vers le ciel. Pourtant les personnes qui entouraient
son corps continuaient à lui parler et lui de leur répondre jusqu’à
l’extinction de son enveloppe charnelle : « …à l’instant même où il mourut le prince André
se souvint qu’il dormait, et à l’instant même où il mourut, il fit un effort
sur lui-même et se réveilla… Oui c’était la mort. Je suis mort- je me suis réveillé.
Oui la mort est un réveil.»
Si Dostoïevski est au-dessus de tout
cela, mais qu’est-ce qu’un mystique en littérature ? Est mystique le poète de l’au-delà des choses qui d’un mouvement
vigoureux tente d’échapper au monde sensible. Est grand écrivain l’homme le plus « atteint de conscience ».
C’est la conscience universelle, le côté
caché des choses, exprimés dans un langage d’une grande pureté qui font les
grands écrivains. Ils sont accueillis
à la Grand-Place, au lieu ou la forme tant cherchée n’a plus de sens, l’espace
ou la forme n’a plus de forme, elle devient difforme. Tant que l’écrivain ne s’est pas libéré de la tyrannie, de la quotidienneté
et même de la beauté de la langue il n’est pas encore un poète mystique. Léopold Senghor aurait été un grand
poète si la beauté de la langue ne l’avait pas tant ébloui. L’écrivain-mystique échappe ainsi à toute
explication de texte, aux diérèse et synérèse, focalisation Zéro, interne
externe ou autres grandes et géniales découvertes critiques devenues les parfaits
outils pour passer à coté de la littérature. Fédor Dostoïevski est à la fois philosophe, mystique et artiste.
L’homme qui a fait dire à Frederich
Nietzsche « Dostoïevski est le
seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie » N’oublions pas
que l’auteur de « Le crépuscule des idoles » ne reconnaissait ni Dieu ni aucun maître.
Il pensait même se trouver à cent coudées au dessus de Socrate. Si l’homme aux
étranges aphorismes se met à admirer l’auteur de « Crime et châtiment », « Les frères Karamazov », « L’Idiot », « Les
possédés », « Le sous-sol »
c’est qu’il ya quelque chose de monstrueusement grand chez Dostoïevski. Toute la philosophie russe
est sortie de Dostoïevski. Jamais écrivain n’a autant parlé de Dieu, du péché,
de la dualité de l’homme entre le Bien et le Mal, du diable et du salut avec
autant de vérité et de profondeur.
Lisez s’il vous plait : « Jeune homme, n’oublie pas la prière. Toute
prière, si elle est sincère, exprime un nouveau sentiment, elle est la source
d’une idée nouvelle que tu ignorais et qui te réconfortera, et tu comprendras
que la prière est une éducation. Souviens-toi encore de répéter chaque jour, et
toutes les fois que tu peux, mentalement : « Seigneur, aie pitié
de tous ceux qui comparaissent maintenant devant toi. » Car à chaque
heure, des milliers d’êtres terminent leur existence terrestre et leurs âmes
arrivent devant le seigneur ; combien parmi eux ont quitté la terre dans
l’isolement, ignorés de tous, tristes et angoissés de l’indifférence générale. Et
peut-être qu’à l’autre bout du monde, ta prière pour lui montera à Dieu, sans
que vous soyez connus.» Les frères
Karamazov », un petit livre
de mille pages ! Oh mon Dieu quelle œuvre que les frères
Karamazov ! Un bréviaire de « spiritualité », un grouillement de
vie, un livre-univers peuplé de tous les hommes, de personnages sombres,
défigurés, matraqués non pas par le destin ou un déterminisme social mais par
les rafales et bourrasques déchirantes de la puissance des idées. Chez Dostoïevski, les hommes sont malades à
hauteur de leurs idées. Qui peut oublier Dimitri, le fantasque ? Vous ne lirez rien de tel sur la
jalousie ailleurs que chez ce fameux
Dimitri. Et Ivan, le philosophe sceptique
et mystique presque fou qui discute avec le diable en personne ? Et Fiodor, le père des Karamazov, l’homme
qui revendique sa propre décadence parce que la société ne veut pas qu’il se
repente. Oh ! Smerdiakov, l’insolent
et impertinent artiste ! L’une des constructions les plus réussies de
la galerie fascinante des personnages dostoïevskiens. Personne ne sut s’il
feignait la crise épileptique ou pas. En tout cas Dostoïevski était lui-même
épileptique, raconte l’histoire littéraire. Mais on n’en sait rien ; il
tombait souvent en « transe » depuis l’âge de 26 ans. Comment la même
maladie peut-elle frapper autant de grands esprits à travers les âges comme
Jules César, Kubilaï Khan, Platon, Molière, Voltaire, Edgar Allan Poe, Dostoïevski
et bien d’autres. A propos de son étrange crise il a dit une chose qui ne peut être
comprise que par ceux qui ont eu une puissante expérience mystique, ceux-là qui
ont connu cet « état » que les
mystiques musulmans appellent « Le Zawq », la connaissance gustative
qui provoque une transe jubilatoire :
« Si le monde soupçonnait l’état de
bonheur infini qui m’habite trois jours au moins avant ma crise, il aurait
vendu tout ce qu’il possède de cher pour prendre ma place. » Voilà Dostoïevski !
Aucun superlatif ne peut cerner son mystère. Il a certainement goûté à l’extase
mystique comme son personnage presque parfait, Aliocha, le plus jeune des frères Karamazov, un ange parmi les
humains, un saint chez les laïcs. Mais surtout le fameux Starets Zosime, qui rappelle n’importe quel soufi du 9ème
siècle musulman. Rien que la vie, les enseignements, les mortifications, les transes
mystiques, et la mort étrange de ce saint homme valent le détour. Tenez-vous
bien ! Lorsque cet homme mourut, le soir où la population est venue
veiller sa dépouille, son corps commença à se décomposer et dégager une
mauvaise odeur. Tous ses disciples avait cru que le corps du saint homme serait
épargné de la putréfaction. Mon Dieu qu’a-t-il fait ? Il suçait des
bonbons, affirma une bonne dame. Cet épisode mérite de longs commentaires qui
ne peuvent pas être faits ici.
Autant de choses qui expliquent
pourquoi Sigmund Freud qui n’appréciait pas trop Dostoïevski, affirma que Les frères Karamazov est « Le roman le plus imposant qui ait
jamais été écrit » ; rien que le fameux chapitre du grand inquisiteur qui met en scène le retour de Jésus sur terre est, pour lui, l’un des
plus grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale.
Jamais romancier, si l’on peut parler
de roman avec Dostoïevski, n’a été aussi loin dans l’exploration de l’âme
humaine. Il disait toujours : « Ce
que je cherche en l’homme c’est l’homme.» Et à force de chercher l’homme il
a trouvé Dieu. Tout le secret de l’œuvre mystique de Fédor Dostoïevski se trouve ici révélé. « Une idée me tourmentait depuis longtemps, mais je craignais d’en
tirer un roman parce que l’idée est trop difficile et que je n’y suis pas
préparé bien que l’idée soit tout à fait évidente et bien que je l’aime. Cette
idée consiste à représenter un homme complètement beau. » Voilà l’idée
géniale, le puissant sentiment qui est à l’origine de l’un de ses grands chefs-d’œuvre,
« L’Idiot », une œuvre qui
représente le summum de la sainteté sous
des dehors de simplicité.
Quant au fameux « Crime
et Châtiment », c’est un bréviaire inédit de méditation morale, une
grande œuvre de psychologie cognitive. Raskolnikov,
le personnage central, a supprimé une usurière, une femme exécrable, cupide,
méchante et à la moralité douteuse. Tuer une femme aussi inutile, débarrasser
la surface de la terre d’un être aussi impur serait un acte pardonnable,
pensait-il. Mais tout le long du récit, Dostoïevski
nous entraine dans une suite ininterrompue de décomposition morale et
psychologique du meurtrier. Tout est il permis? Il nous semble que non.
« Pour moi,
Dostoïevski est tellement au-dessus du reste de la littérature que c'en est
presque ridicule. Personne d'autre n'a atteint une telle puissance. Personne
d'autre ne communique aussi directement avec le plus profond de mon âme. Ou
plus exactement, personne ne cumule à la fois une telle puissance et une telle
profondeur. Tout le reste de la littérature (de la fiction, plus précisément)
est largement en dessous (sauf peut-être Les Milles et Une Nuit) » Cette
affirmation d’Emmanuel Chaudron semble exagérée mais à lire Balzac qui a dit qu’il a failli se faire
russe, on l’aura compris.
Il ya peu de poètes mystiques qui ont été touchés par l’âme
universelle. Ne nous vient maintenant à l’esprit que deux hommes d’une
formidable dimension. Deux édifices gigantesques et effrayants, il s’agit de Victor Hugo et de William Shakespeare. Rien qu’à leur évocation on tressaille
d’étonnement. Le mysticisme romantique de Victor Hugo n’est ni dans son
orientalisme (Cf. La légende des siècles), ni dans son intérêt particulier pour
le spiritisme, mais étrangement dans sa poésie pastorale, bucolique, fantastique
et ses vers d’une divinité résolue. Il est peut être le poète le plus
contemplatif. Lisez « Le mendiant »,
« le semeur » mais surtout « Ibo »,
vous irez vers Dieu ! Quant à William Shakespeare, tout ou presque a
à été dit sur cet homme. Il n’ya pas un seul écrivain de l’espace occidental
qui est autant vénéré. Shakespeare
est le plus grand écrivain parce qu’il est le plus sombre, l’homme étant
pessimiste de nature. De larges voiles qui cachent l’horizon de l’Infini sont déchirés par ses deux poètes
mystiques. (A suivre)
Khalifa Touré
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