mardi 3 septembre 2013

Notes de lecture : Gayatri spivak, ou la critique littéraire au service de subalternes









« Les subalternes peuvent-elles parler ?» Je n’ai jamais lu un texte aussi délicieusement assommant que ce livre écrit en 1983 par Gayatri Chakravorty Spivak, éminente théoricienne de la littérature née à Calcutta en Inde en 1942. Elle s’évertue depuis des années à jeter un pont entre la littérature et les sciences sociales, une pratique certes publiquement méconnue dans le monde francophone mais  devenue un terrain obligé pour beaucoup d’intellectuels qui veulent observer, analyser et comprendre les sociétés modernes et contemporaines. Aujourd’hui elle enseigne à l’université Columbia de New York.

Gayatri a battis son puissant texte autour de trois grands moments de critique :
1. La critique de la thématique du sujet tel qu’il est formulé dans la tradition intellectuelle « occidentale ». En prétendant exclure le sujet pour accéder à une plus d’objectivité, de grands savants de l’espace occidentale ont eu la malheureuse surprise de le voir réinvesti. Cette critique du sujet est à l’origine de cette tendance qui est presque devenue une mode surtout chez les spécialistes en sciences sociales de développer un anti-essentialisme méthodologique qui à la longue peut tuer le sujet même et annihiler son « identité ». Ailleurs dans un autre texte polémique Gayatri proposa la notion d’ « essentialisme stratégique », comme formule alternative qui a fait couler beaucoup d’encre. Pour Gayatri il n’ya que chez Derrida et Marx que le sujet est suffisamment décentré.
2.      La représentation du sujet du tiers monde dans le discours occidental subit selon Gayatri un phénomène « scientifique» qui n’est rien moins qu’une violence épistémique. Autrement dit le pouvoir de la science « occidentale » en tant que savoir se fait une représentation, une interprétation erronée du sujet des pays du tiers monde. Cette vision, empruntée à Michel Foucault, Gayatri l’a savamment appliquée aux rapports de domination « occident »/ « tiers monde »
3.      Enfin la discussion autour de la « tradition » du Sati, c’est à dire le sacrifice des veuves en Inde, son abolition par les britanniques et l’interprétation erronée qu’on en fait et qui corrobore l’idée tant défendue « que les subalternes ne peuvent pas parler » même si elles se donnent la mort pour être entendue.

Si l’on a bien compris Gayatri Spivak, on peut dire et affirmer à partir de cette triple critique, que le discours savant en tant qu’instance de pouvoir exerce une violence épistémique sur les subalternes en particulier les femmes. La fabrication et la reproduction des subalternes obéissent à une logique systémique.
« Petit livre »de 109 pages qui, à l’origine, est un article scientifique, il  possède la force magistrale des textes fondateurs. En effet « Les subalternes peuvent-elles parler ?» est presque aussi important  que « L’orientalisme » d’Edward Saïd, un texte quasi mythique, « la bible » de tous les théoriciens et penseurs des études postcoloniales. Vous ne pouvez pas vous imaginer le nombre de commentaires que ce court texte a provoqué dans le monde scientifique depuis sa publication il y a trente ans. Selon Gérôme Vidal qui est l’auteur de cette excellente traduction, la meilleure, parue aux éditions Amsterdam en 2009,  c’est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés dans le monde depuis vingt cinq ans ».
  
Texte polémique et provocateur mais rigoureusement argumenté, difficile et par moments hermétique comme les écrits de Jacques Derrida et Michel Foucault auxquels il fait souvent référence, Gayatri Spivak adopte la déconstruction comme méthode d’interprétation «inventée » par Jacques Derrida pour poser cette question faussement interrogative qui en vérité est une affirmation « Les subalternes peuvent-elles parler ? » Par moments elle pense avec Derrida et par d’autres elle réfléchit contre Michel Foucault sans remettre en cause la conception foucaldienne du savoir comme pouvoir d’interprétation.    
Ce texte philosophique est tellement beau et « difficile » qu’il en arrive à  assommer et emporter le lecteur dans les méandres de la critique littéraire. La grande dame, Gayatri Spivak, qui est une star dans les campus américains a réussi la gageure intellectuelle de faire interroger le sujet féminin qui est le thème central de cet ouvrage mais cette fois-ci avec le vocabulaire de la critique littéraire. Le grand philosophe français Jacques Derrida, qui est beaucoup plus lu par les anglophones, a fini de prouver que la critique littéraire peut rencontrer les thèmes philosophiques les plus aigus.
Il n’y a que dans l’espace francophone que « les littéraires » investissent peu la philosophie politique comme l’ont fait Gayatri Spivak et Edward Saïd. L’on oublie souvent que la notion de « représentation » tant débattue par les juristes et les politologues appartient d’abord aux littéraires qui lui donnent un contenu dramatique à juste titre. C’est la raison pour laquelle le texte de Gayatri a une portée historique sans précédent parce qu’elle dit une chose « grave » : Les subalternes ne peuvent pas êtres représentées quoi qu’on fasse, quelque soit la chose que l’ont dit, ils seront doublement dans l’ombre, muets ou inaudibles. C’est l’intraduisibilité du discours subalterne en conflit avec un autre ainsi que le définie le  critique littéraire Jean François Lyotard dans son ouvrage « Le différend » qui se trouve débattu par Gayatri Spivak dans ce texte étincelant. Les oreilles ne sont pas suffisamment fines pour entendre les subalternes.
Les subalternes surtout les femmes  sont d’autant plus muettes que lorsque  l’on se met à parler en leur nom, il surgit alors une interprétation erronée du message qu’elles énoncent. « Il n’y a pas d’espace où le sujet subalterne sexué peut s’exprimer » dit-elle à la page 100. Aussi peut-on se permettre de poser cette  question étonnante : « Les féministes écoutent-elles les femmes ? » ou bien « Les féministes laissent-elles les femmes parler ? ». Telles sont entre autres les graves questions que ce livre suscite. Il ya de grands moments d’abstraction dans cette œuvre magistrale mais il n’y manque pas de formules heureuses et même ironiques, du genre : « A l’ origine si vous êtes pauvre, noire et femme, vous avez décroché le gros lot », Page 69.
Quoi de plus grave et de plus inquiétant alors, de dire de fort belle manière, en cette période dite de démocratie que « La représentation » n’est pas faisable. Voilà le secret du succès de cette œuvre et son importance dans le champ du postcolonialisme. C’est un texte inquiétant parce qu’elle a inclinaison nietzschéenne en ce sens qu’elle jette un regard oblique sur la question des « subalternes ».
Il faut dire ici que la notion de « subalterne » empruntée à l’intellectuel néo-marxiste italien, Antonio Gramsci n’a pas ce contenu vulgaire « d’opprimés »  que l’on veut lui donner. « Est  subalterne tout ce qui n’a pas accès ou n’a qu’un accès limité à l’impérialisme culturel. Alors qui dira que ce n’est rien d’autre que l’opprimé ? La classe ouvrière est opprimée. Elle n’est pas subalterne. C’est dans la logique du Capital » dit-elle en annexe. Gramsci dirait hégémonie culturelle, d’autres parleront trivialement de « système ». Les féministes et les hommes de gauche sont interpellés par ce texte même si le livre n’est ni un texte féministe ni un manuel de gauche. Ce livre qui est recommandé à tous, a le mérite de s’inscrire dans le vaste champ de renouvellement du savoir.

Khalifa Touré
Animateur du blog « Panorama Critique »
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