«S’efforcer d’être à la
fois européen et noir exige une forme particulière de double conscience. Je ne
dis pas que le fait d’assumer l’une de ses identités inachevées, ou les deux à
la fois, épuise les ressources subjectives d’un individu. Mais lorsque les
discours racistes, nationalistes ou ethniquement absolutistes orchestrent les
rapports politiques de sorte que ces
identités semblent s’exclurent mutuellement, occuper l’espace qui les sépare ou
tenter de montrer leur continuité est considéré comme un acte d’insubordination
politique relevant de la provocation, voire de l’opposition pure et simple. » Paul Gilroy
Qui n’a pas remarqué la forte présence des joueurs noirs dans
cette coupe du monde Brésil 2014? Les noirs ont toujours été là. Mais des
« joueurs de couleur »dans les équipes allemande, Belge, Suisse,
Italienne, qui l’eut cru il ya trente ou quarante ans ? La diversité n’est
pas que raciale dans cette coupe du monde, elle est aussi ethnique. Des Khedira
et Mustafi dans l’équipe
Allemande ? Et Mesut Özil ? Il ne
représente certainement plus cette tête
de turc tant chahutée pendant des générations. Regardez par ailleurs ces
joueurs belges en Afro ! Que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce
mélange peu ordinaire, ce métissage
ethnico-racial ? On peut dire sans risque de se tromper que la
plupart des équipes qui sont en lice pour cette coupe du monde sont diversement
composées. Les équipes d’Amérique
centrale comme le Honduras, le Costa Rica et l’équateur sont essentiellement noires. Le Brésil
qui est le plus grand pays noir (90 millions) après le Nigeria ne nous a pas
servi cette fois-ci beaucoup de footballeurs de couleur. Cela est certainement du à un concours de circonstances.
Mais il faut à la
vérité dire qu’au pays du ballon rond, le football n’est pas l’apanage des
noirs. Jusque dans les années trente les joueurs noirs étaient interdits à
Fluminense, club-phare du Brésil. Le
légendaire Garrincha, dribleur à la fameuse
feinte de corps est d’origine amérindienne,
Tostao(le premier Pelé blanc), Zico (le
2ème), l’élégant Socrates, Rivelino
(qui a inventé le flip-flap, dribble spectaculaire) et Carlos Alberto ont la peau claire. L’une des équipes
brésiliennes les plus colorées (sinon la plus) est celle d’España 82. Des savants du ballon rond osent affirmer que c’est la
plus belle équipe que le Brésil ait présenté, avec des joueurs noirs comme Junior, Antonio Carlos Cereso, Paolo Isidoro, Serginho, Luizinho. Quant à
la France, elle est sans nul doute, l’équipe la plus africaine du mondial 2014. Les Matuidi, Sakho, Cissokho, Pogba et Patrice
Evra (né à Dakar) sont les héritiers des Marius Trésor, Jean Amadou Tigana,
Gérard Janvion, Jean Pierre Adams (d’origine sénégalaise), José Touré(le fils
de l’international malien Bako Touré) ou Lilian Thuram. Un fait notable : Raoul Diagne, le fils de Blaise Diagne
né en Guyane française, a connu 18 sélections en équipe nationale de France.
Autant dire que la France est la terre d’élection des
footballeurs noirs. Un fait qui n’est pas du goût de tout le monde. Il n’ya pas
longtemps Laurent Blanc a failli
provoquer le scandale en suggérant l’instauration d’un système de cotât dans
les centres de formation français afin d’éviter le déséquilibre noir-blanc dans
le football français. Il a certainement dit tout haut un mot qui se « murmure
tout bas ». La source du problème est ailleurs. La France a élaboré un
modèle sociopolitique incapable de penser la race. Aucun courant politique ou
philosophique français n’échappe à ce modèle qui prône un universalisme
décoloré. Cette idée émise par Laurent Blanc, est impensable dans des pays comme
le Honduras, l’Equateur, le Costa-Rica ou le Brésil. C’est comme si les habitants
de Salvador de Bahia ou Belo horizente,
bref tous ceux du sud noir du Brésil se mettaient à dire qu’il ya trop de blancs
dans l’équipe du Brésil. Seul le football et le bonheur qu’il procure les intéressent.
Pour la France, le pays le plus
politique d’Europe selon Karl Marx (déjà !), donc le plus idéologique et « le
moins amical » (on oublie que la politique participe de la guerre et
l’idéologie appartient au soupçon), la race et la culture sont des essences
immuables. La proposition de Laurent Blanc n’a rien à voir avec le racisme.
Lorsqu’il émettait son idée, il n’était pas conscient de répéter un schéma qui
est inscrit dans « l’ADN historique » de la France. La France n’est
pas raciste mais elle est trop jacobine, anti-pluraliste donc peu-démocratique,
trop républicaine. Elle écrase même ses propres subalternes.
Une certaine élite française et même la
plupart des afro-centristes (disons-le) agissent comme si la race est un point
fixe, alors qu’elle est une continuité. Autre affaire française à
souligner, en rapport avec le sujet, est la méfiance presque maladive que ce
pays entretien avec l’argent, « les gens riches » anciennement ou
récemment pauvres. Vous ne pouvez imaginer « la pression » que subissent
les joueurs français. On pense en France qu’ils gagnent beaucoup trop d’argent,
ils ne sont pas suffisamment éduqués dit-on, des enfants gâtés en quelque
sorte ! Il est vrai que dans ce pays lorsqu’on n’a pas fait Science Po,
l’ENA ou HEC Paris on est presque considéré comme un intrus dans la sphère
élitiste. Ceux qui pensent que le débat autour de « la division internationale du travail du capital social »
est éculé se trompent. Il nous poursuit toujours jusque dans le monde du
football. On n’a pas besoin d’être marxiste pour partager la phrase de Gayatri Spivak : « Le travail
d’Antonio Gramsci sur les classes subalternes développe le débat position de
classe /conscience de classe repéré dans Le Dix-huit Brumaire ». Les footballeurs français ont une position de classe sociale subalterne
malgré les millions qu’ils gagnent et le plaisir qu’ils offrent.
Dans ce pays on tolère plus un banquier un peu voyou,
bénéficiant d’un parapluie financier honteux qu’un jeune Paul Pogba auteur d’un petit geste d’énervement. S’il avait commis
l’acte d’Alexandre Song ou celui d’Assou Ekotto, « on aurait sorti la guillotine » pour parler comme Patrice Evra. Tout
le monde a entendu ce jeune talent d’origine Sénégalaise dire
bizarrement « Moi je m’aime ».
Autrement dit si vous ne m’aimez pas, moi je m’aime. La preuve en est que
c’est un homme politique, Daniel Cohn Bendit, qui
a fait le meilleur décryptage des
propos d’Evra. Nous revenons à la
politique voyez-vous ! Ces jeunes français ont faim, ils ne jouent que
pour eux-mêmes parce qu’ils sont mal aimés. Les Suisses l’ont appris à leurs dépens. Oh !
Que ça fait mal d’assumer une double conscience dans un contexte qui n’en veut
pas. A ce propos lisez le livre le plus important écrit depuis plus de
trente ans sur la question : L’Atlantique
noir, de l’anglo-africain Paul
Gilroy, professeur titulaire, dépositaire de la chaire de sociologie Anthony Giddens de la London School of Economics. Quasi
méconnu dans le monde francophone surtout en France, PAUL GILROY est une
référence incontournable lorsqu’il s’agit des
questions relatives à la racialité, à la double conscience, à l’identité et à
la modernité. L’un des plus éminents intellectuels du monde !
Ce fort
cosmopolitisme racial constaté dans cette coupe du monde est donc un phénomène
essentiellement lié à notre modernité, à l’urbanité et à des événements modernes récents (je dis bien récents) comme
le mercantilisme, la traite des nègres, la colonisation et les grandes
migrations économiques. A voir toutes
ces figures noires qui peuplent et colorent cette fête mondiale du football, on
peut avoir une idée de la profondeur de la saignée subie par l’Afrique. Certains footballeurs
d’origine arabe ou africaine sont des figures de l’ailleurs et du départ. Il
s’agit des Karim Benzema, Jérôme Boateng, Mario Balotelli, Dany
Welbeck (d’origine ghanéenne), Sami Khedira (Père tunisien)
ou, Vincent Company. D’autres
comme l’excellent gaucher Costa-ricien Joël Campbell, les anglais Daniel
Sturridge et Josy Altidore, le butteur équatorien Enner
Valencia sont des produits de la plus brutale des immigrations, une immigration forcée : la traite des nègres. Dans les années
90, période de la vague des footballeurs noirs en équipe d’Angleterre avec les Paul Parker et compagnie, l’entraineur
disait que si les onze meilleurs anglais étaient noirs il n’y aurait pas un
seul blanc dans l’équipe nationale. Tout le monde se souvient du talentueux
gaucher afro-anglais John Barnes qui
a donné du fil à retordre à l’exceptionnelle Argentine de Diego Armando Maradona au Mexique en 1986.
Les jeunes qui ne suivent que la ligue des champions, se pourléchant les
lèvres devant le FC Barcelone ou Chelsea depuis quelques années sont finalement
conditionnés à ne croire qu’au football européen. Ils
sont les premiers à être surpris devant cette coupe du monde avec la débâcle
de l’Espagne, L’Italie et l’Angleterre. Savent-ils ce que font River Plate et Boca Junior en Argentine ou Fluminense,
Corinthiens et Flamengo au Brésil ? Le Brésil exporte plus de 1000 joueurs
par an. Aucun autre pays ne le peut. En vérité les amateurs ne connaissent que
le football européen. La mondialisation dont on parle est en vérité une Europe
qui se mondialise. En regardant l’Europe on pense voir le monde. C’est valable
pour le Sport, l’Economie, la Littérature et le Cinéma.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le talentueux Algérien Rachid Mekhloufi, quatre sélections en équipe de France et deuxième
meilleur butteur de Saint-Etienne était une curiosité à la fin des années 50.
Il en est de même pour le virtuose
tunisien Taraq Diab en coupe du monde 1978. Leur
héritier « arabe », Karim
Benzema et Marwane Felleini de la Belgique
sont plus à l’aise aujourd’hui. Entre temps il ya eu des phénomènes comme les
algériens Rabah Madjer, Lakhdar Belloumi et les marocains Aziz Bouderbala et Mouhamed Timoumi. Au
reste le roi du Ballon Edson Arantes Do
Nascimento dit « Pelé » (Une apparition
qui a inventé des choses que l’on répète aujourd’hui sur tous les terrains du
monde) raconte encore aujourd’hui, avec un brin d’ironie, que lors de la
fameuse coupe du monde organisée par la Suède en 1958, des supporters suédois
le suivaient partout dans les rues, promenant leurs petites mains blanches dans
sa chevelure crépue de nègre, histoire de voir si la couleur noire pouvait tacher
leurs mains. Ils n’ont jamais vu de noir de leur vie, les pauvres !
Les noirs ont toujours été là mais pas tant
que ça. Léonidas le brésilien est
la première perle noire du football mondial. Meilleur butteur du mondial de
1938, il est l’auteur d’une des plus longues carrières du football (1929-1951).
Le surdoué Larbi Ben Barek, dribleur hors pair, est l’autre
perle noire qui n’a jamais disputé de coupe du monde et pour cause. Mais il est
le
premier grand footballeur Africain de renommée mondiale bien avant le
Mozambicain Eusebio (auteur de neuf buts en coupe du monde avec le Portugal). Sans nul doute l’un des meilleurs footballeurs de tous les temps,
très méconnu même parmi les aficionados du ballon rond aujourd’hui. Marocain de nationalité, il a effectué
la plus longue carrière en équipe de France (1938-1954). Pelé dira de lui « si je suis le roi du football Ben Barek en est le dieu.» Cela
laisse deviner tout le talent de cet attaquant qui a d’abord joué au milieu. L’immense Salif Keita le malien, sociétaire de l’AS Saint-Etienne, l’un
des meilleurs footballeurs africain de tous les temps, n’a pas eu la chance
de disputer une coupe du monde. Rappelons que Didi, l’un des membres du célèbre
quatuor magique brésilien (Pelé, Didi, Vava, Garrincha) est noir jusqu’aux
orteils.
Ce cosmopolitisme racial, cette fête du football montre peut-être
que le monde tente d’aller paradoxalement au-delà des races, se situer dans l’entre-deux.
C’est là où réside la puissance subversive et la dimension politique du
football. Le football est un insolent
pied de nez contre les crispations identitaires.Le sport roi possède ce
pouvoir magique de traverser les interstices des différentes cultures pour
offrir une image diffuse et continue de la civilisation contemporaine. Un avis aux
racistes de tout bord, qu’ils soient blancs, noirs, jaunes ou rouges.
Khalifa Touré
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