mardi 5 novembre 2013

Sommes-nous colonisés à travers nos études?








Si l’on s’en tient à « L’Orientalisme » d'Edward Saïd, la réponse est affirmative sans aucun doute. Ce  texte écrit par le grand intellectuel américano-palestinien, Edward Saïd est peut-être aussi important que « Défense et illustration de la langue française » de Joaquim Du Bellay écrit au 16ème siècle et la fameuse « Préface de Cromwell » de Victor Hugo. Puisque ce texte a ouvert définitivement un courant de pensée et même une discipline universitaire : Les études postcoloniales. Ces différents textes sont en eux-mêmes des manifestes littéraires, des révolutions mentales et esthétiques. « L’orientalisme » est avant tout un grand texte littéraire et scientifique écrit par l’un des plus fins critiques littéraires du 20ème siècle, Edward Saïd.

Autant dire que ce livre possède la puissance des textes fondateurs, c’est le bréviaire aujourd’hui de tous ces grands intellectuels et théoriciens issus des pays anciennement colonisés et de la diaspora, de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Angleterre, la France et l’Amérique du Nord. Écrit d’une seule traite en 1977, « L’orientalisme » provoqua d’abord le scepticisme chez les éditeurs. Mais très vite, il eut une fortune exceptionnelle : Il est à ce jour traduit trente six langues. La parution effective de ce grand livre en 1978 provoqua des réactions diverses et variées allant de « l’hostilité à l’appréciation élogieuse en passant par l’incompréhension la plus totale ».
Il faut dire que le texte de Saïd ne peut laisser aucun lecteur indifférent. Voilà l’un des livres d’où l’on ne sort jamais indemne. A la manière de Franz Kafka qui pensait qu’un grand livre est celui que l’on reçoit comme un coup de point, nous sommes sortis de ce livre totalement secoué, d’une secousse non pas tellurique mais intellectuelle et esthétique, sans  aucunement exagérer !
Le grand orientaliste français de l’époque moderne, Maxime Redinson a confessé être complètement traumatisé par ce livre.

Comment peut-il en être autrement ? Ce texte est écrit par un homme d’une érudition étonnante qui connait tous les grands moments de la littérature mondiale. Ceux qui aiment la littérature  vont se régaler ; le texte de Saïd est jalonné de grands écrivains et des commentaires bouleversants : A commencer par la Grèce antique et Rome avec Eschyle et Hérodote à des auteurs  actuels comme Henry Kissinger en passant par Victor Hugo, Dante Aligheri, Gustave Flaubert, Gérard de Nerval , Goethe, Chateaubriand, Alphonse de Lamartine, Karl Marx, Maurice Barrès, Anouar Abdel Malek, Michel Foucault et bien entendu des orientalistes comme les incontournables Sylvestre de Sacy, Ernest Renan, William Jones, Edward William Lane ( Maxime Redinson et Louis Massignon sont cités incidemment). En plus des personnages historiques comme Napoléon qui conquiert l’Egypte à la fin du 18ème siècle : «  Tout commence avec Bonaparte, continue avec le développement des études orientales et la conquête de l’Afrique du Nord. » dit Edward  Saïd dans la préface.

Mais l’explication d’une telle force réside dans la thèse fondamentale de ce livre : L’ORIENT A ÉTÉ CRÉÉ PAR L’OCCIDENT. Il s’agit ici non pas de l’orient comme réalité physique et géographique mais de l’Orient en tant que représentation et création par un occident qui a eu besoin de ce double imaginaire pour y projeter ses fantasmes et ses défauts à travers une littérature d’une abondance prodigieuse. Voilà selon Saïd l’origine première de l’orientalisme.
Il s’est évertué avec beaucoup d’érudition à travers 413 pages à « déplier » le discours occidental sur l’orient. Des commentateurs avisés comme Achille Mbembe ont eu raison d’affirmer qu’ « Edward Saïd a déconstruit la prose coloniale » comme  Aimé Césaire, dirons-nous, l’a fait réussi avec son « discours sur le colonialisme ».
Mais la grande différence est que « L’orientalisme » est plus démonstratif, c’est un texte scientifique qui a réussi à démolir l’infrastructure discursive du système colonial mais avec les outils « redoutables » de la littérature. Jusqu’à la parution de ce texte les intellectuels de la tradition marxiste se sont évertués à démonter le système colonial à travers la critique exclusivement matérialiste des rapports de production économique mais voici qu’un texte surgit pour dire que l’essence de l’esprit colonial est plutôt à chercher dans l’imaginaire, dans le savoir produit par le colon. L’orientalisme étant l’un de ses savoirs. Comment le colon se fait une idée de l’autre ? Comment il se projette sur le colonisé ? Comment il se défausse sur l’Arabe, le musulman ou l’Africain ? « L’orientalisme » de Saïd  prend le contre-pied en appareillant vers une critique littéraire des représentations de type colonial en procédant à une analyse et une déconstruction du  discours de l’occident sur l’orient. C’est la raison pour laquelle des intellectuels de tradition marxiste et internationaliste comme Aijaz Ahmed, Chandra Talpade Mohanty ou encore Benita Parry ont violemment réagit à ce texte qui a provoqué beaucoup de controverses. Il dit d’ailleurs dans l’introduction que « les théoriciens marxistes américains en particulier, ne se sont pas donné la peine de combler la lacune entre le niveau superstructurel et le niveau fondamental dans l’érudition historique textuel ».

 C’est une déconstruction qui a fait mouche puisqu’elle a ouvert la brèche à travers laquelle se sont engouffrés un nombre important d’intellectuels, de théoriciens et de penseurs  d’horizons divers comme les africains Achille Mbembe et Valentin Mudimbe, les indiens Gayatri Spivak, Homi Bhabha et  Ashis Nandy. Il a permis de faire la jonction entre les études postcoloniales et les « subaltern studies », courant de pensée née en Inde. Tout cela se passe  dans les années 80. C’est pourquoi ces années sont désignées comme le moment de la grande herméneutique «High Theory » qui correspond en même temps à la « french Theory » avec les Derrida, Foucault et  Deleuze. C’est la période de « la grande interprétation » qui poursuit aujourd’hui son cours. Et dans cette période « L’orientalisme » occupe une place centrale. Ce texte  et ces auteurs ont permis une circulation d’idées entre francophones et anglophones, entre africains, asiatiques et européens.

Edward Saïd qui affirme avoir écrit d’une traite ce livre, comme pour dire que « la chose » coulait de source, a construit son texte en trois(3) grandes parties : le domaine de l’orientalisme, l’orientalisme structuré et restructuré, l’orientalisme aujourd’hui. La lecture attentive de ses trois parties nous révèle une « vérité épistémologique » : C’est que toute science a une politique, la raison a une histoire, aucune science n’est neutre.
Aujourd’hui aucun pays anciennement colonisé ne peut faire l’économie de la décolonisation épistémologique pour sortir de la bibliothèque coloniale et s’envoler vers l’universel sans esprit de fermeture sur soi. 

Ce débat est presque inexistant dans beaucoup de pays francophones, le Sénégal en particulier. La décolonisation en tant que méthode, même si elle ne peut pas figurer explicitement dans les programmes, elle doit absolument être prise en compte et même informer notre système éducatif pour libérer « le club des intellectuels dirigeants » du corset colonial, se défaire de « l’hégémonisme des minorités possédantes » qui monopolisent les pratiques discursives pour en  faire un instrument de domination. Je parle de l’école et de l’université qui excluent les autres manières de voir et penser en les disqualifiant arbitrairement hors du cercle de la science. Personne n’est étonné de voir que la commission de réforme de l’enseignement supérieur ne prend pas en compte cette dimension politique du savoir. On ne peut pas se contenter de dire que l’école est laïque, républicaine et gratuite, cela ne suffit pas. L’école qui est le plus grand centre de fabrication et de diffusion du savoir a le devoir de répondre à la question suivante : « Quelle type de Sénégalais je veux créer ? » Et ce Sénégalais qu’il nous faut ne peut se faire qu’en dehors de la bibliothèque coloniale. Telle est la grande leçon que l’on peut tirer « L’orientalisme » d’Edward Saïd qui est recommandé à tous les hommes politiques.

Khalifa Touré
776151166/709341367

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