« L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi, à juste titre. Si je leur dis d’aller à l’école, ils
iront mais en apprenant ils oublieront, ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils
oublieront ?»
La grande royale, l’aventure Ambigüe
Oh !
Il n’est pas question ici d’abandonner l’école ou de
supprimer le français en tant que langue véhiculaire. Loin s’en faut ! Cheikh
Hamidou Kane est suffisamment subtil et clairvoyant pour éviter de mettre
dans la bouche de son personnage une idée aussi sommaire et abrupte. C’est
l’école en tant qu’ « appareil
idéologique », pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci,
qui se trouve ici non pas remise en cause mais « problématisée ». Cet
exercice intellectuel qui tente de réinvestir la « conscience de
classe » dans les rapports de pouvoir qui n’ont
jamais cessé de structurer nos relations avec le Nord (pour ne pas dire l’Occident)
et son entreprise coloniale n’est pas une préoccupation d’époque, une question
d’actualité comme on l’insinue souvent dans nos pays francophones. C’est un
problème historique qui dépasse la
Françafrique dont la continuité est subtilement niée aujourd’hui à travers
les contorsions intellectuelles d’une certaine presse francophone qui est
complètement dans le déni de réalité. La francophonie n’a rien à voir avec la
Françafrique dit-on maintenant. Soit ! Mais qu’il soit permis au moins de
réfléchir et de problématiser une notion qui est certainement en mutation
permanente. L’erreur des organisateurs
du contre-sommet de la francophonie est de n’avoir pas su mesurer à sa juste
valeur la gravité des questions pertinentes qu’ils posent. Ils ont raison
sur toute la ligne mais ils s’expriment mal et même très mal. Cela ne veut pas
dire qu’ils ont tort. Pense-t-on s’attaquer à un mastodonte comme
l’organisation de la francophonie avec de la simple générosité et des
slogans ? Il ya toute une superstructure derrière la Francophonie. Il ya
des formes de lutte et une manière de s’exprimer qui peut discréditer le plus
noble des combats. Mais au moins il faut reconnaitre qu’ils ont fait quelque
chose. Il faut par ailleurs saluer le geste du président François Hollande
d’aller se recueillir et célébrer la mémoire des preux tirailleurs qui sont
tombés à Thiaroye. Quant à la décision de rendre au Sénégal les archives de ce
douloureux événement, elle est tout simplement historique. Encore faudrait-il
que nos dirigeants aient le sens de l’histoire. La France de François Hollande
a compris qu’il ya une forte aspiration de la jeunesse africaine à plus
d’émancipation et que l’Afrique peut échapper à la France si elle s’entête en
une attitude paternaliste. Nos dirigeants devraient en « profiter »,
laisser la jeunesse s’exprimer pour que les Etats africains aillent vers une
indépendance respectable. Il est triste de constater que les Etats du Nord
comprennent mieux la marche de notre peuple. C’est tout simplement parce qu’ils
sont informés et prennent des décisions « documentés ». Mais le
combat n’est pas terminé ! Restons vigilant. Tant qu’il ya de la vie il y
aura toujours des raisons de se battre et « L’Aventure Ambiguë » et
d’autres textes nous en donne les raisons.
En
effet Cheikh Hamidou Kane a
réussi la gageure d’identifier une problématique essentielle : les rapports de domination et de pouvoir
véhiculés par le savoir. En ce sens l’auteur de l’aventure Ambigüe reste l’un des précurseurs les plus
« prophétiques » de la théorie postcoloniale. Cheikh Hamidou
Kane est un philosophe de l’altérité, un mystique de la finitude. Son « essentialisme pragmatique » loin du racisme est une direction
importante pour comprendre les enjeux politiques mais surtout culturels qui
animent notre situation de colonisé.
Aujourd’hui une
comparaison rigoureuse fondée sur des éléments
comparatifs inévitables entre les intellectuels francophones et
anglophones montre de façon flagrante non seulement des traditions
intellectuelles différentes mais un rapport au colonialisme
« honteusement » contradictoire. Il n’y a que dans nos pays
francophones où l’on se permet d’isoler les enjeux de développement de la
toujours lancinante question coloniale.
Paradoxalement
la théorie postcoloniale est presque née en France nourrie qu’elle est par les
écrits de Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Autre paradoxe
suprême : Des auteurs francophones comme Cheikh Hamidou Kane, Cheikh
Anta Diop et Franz Fanon sont des références incontournables pour
des théoriciens du postcolonialisme. Des « francophones convertis à
l’anglophonie » comme le camerounais Achille Mbembe et le congolais Valentin Mudimbe sont allés chercher dans le monde anglophone non pas
la langue mais les valeurs et la tradition intellectuelle de refus dans la
sphère scientifique. Cette tradition intellectuelle de refus existait dans
« le monde francophone » mais il y eut comme solution de continuité,
une rupture inexpliquée au moment où dans le monde anglophone le feu
intérieur continuait à brûler. Le refus existe dans le monde francophone mais
il n’est plus traditionnel, il est devenu marginal et presque pathologique
parce que discrédité insidieusement par un pseudo-pacifisme de mauvais aloi et
une science prétendument neutre.
« L’Orientalisme », le texte fondateur des études postcoloniales
n’a-t-il pas été écrit par un anglophone ? L’américano-palestinien Edward Saïd, un passage obligé pour
tous ceux qui veulent comprendre les rapports de
domination depuis les origines. Ce grand penseur a « déconstruit la prose coloniale » par son incommensurable érudition
littéraire comme le très brûlant Aimé
Césaire l’avait réussi à travers son réquisitoire mortel : « Discours sur le colonialisme ».
Nous pouvons en dire autant de l’intellectuel indien Homi K. Bhabha, professeur de littérature anglaise et
américaine à l’Université Harvard. Il est à ce jour l’un des théoriciens les plus importants et les plus influents du
postcolonialisme. Son ouvrage « Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale »
est un texte incontournable pour comprendre les questions actuelles d’identité,
d’appartenance nationale et de domination culturelle. Selon Toni Morrison, prix Nobel de
littérature, « Aucune discussion sérieuse sur le
postcolonialisme n’est concevable sans se référer à Monsieur Bhabha ».
Paul
Gilroy
n’est pas en reste, « Ouvreur
d’imaginaire », selon l’expression fleurie d’Achille Mbembe, ce grand
garçon en dreadlocks est titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of
Economics. Il est l’auteur du fameux « L’Atlantique noir : Modernité et double
conscience », l’un des plus grands événements intellectuels de
la deuxième moitié du 20ème siècle. Ouvrage étrange mais rigoureux,
il s’est distingué dans le monde des idées par sa thèse fondamentale bâtie
autour de cette « formation
interculturelle et transnationale » qu’il appelle « l’Atlantique noir » qui,
pense-t-il, est une partie de la modernité occidentale et africaine à la fois.
Ainsi des figures diverses comme Spike
Lee, Walter Benjamin, Richard Wright, William Du Bois et même Hegel passent
devant nous et forment cette « identité noire » complexe et diverse.
Que dire de Madame Gayatri Spivak ?
Son fameux livre « Les subalternes peuvent-elles parler ? »
est « l’un des textes de la
critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés
dans le monde depuis vingt-cinq ans » selon Jérôme Vidal. Ce livre qui
à l’origine est un article scientifique (109 pages) est un texte difficile, par moments abstrait mais
délicieux et éclairant sur les rapports de domination.
Lisez
le philosophe « zaïrois » Valentin Mudimbe, l’un des plus grands penseurs
africains, l’heureuse expression
« sortir de la bibliothèque coloniale » lui
appartient d’ailleurs. Penseur
de la différence, ses essais, romans et textes poétiques nous révèlent une
violence provoquée par la doublure identitaire. Philosophe de l’herméneutique, Mudimbe est à l’Afrique ce qu’Edward Saïd est à l’Amérique. Ils
partagent ce grand intérêt qu’ils ont pour l’étude du discours en tant que
pouvoir. Professeur à l’université Duke aux USA, une partie de son œuvre
prolixe est aujourd’hui écrite en anglais.
Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Écrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.
Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Écrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.
Mais qui a dit que le colonialisme est terminé? Il suffit de lire et
d’écouter les intellectuels africains anglophones ou ceux convertis à
l’anglophonie pour comprendre et voir dans toute sa vérité, la manière avec
laquelle les rapports de domination surtout avec l’ancien pays colonisateur,
sont posés avec une légèreté et une mollesse étonnantes en
« francophonie ». Nicholas Sarkozy n’aurait jamais osé dire son
« discours de Dakar » chez les anglophones, même en rêve. D’ailleurs
la réponse la plus cinglante vient d’Achille
Mbembe qui a défié Sarkozy de dire les mêmes âneries à Accra ou Pretoria, il provoquerait dit-il des émeutes raciales.
Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, soi-disant « objective » et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.
Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, soi-disant « objective » et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.
Tout compte
fait, ce n’est pas la langue française en tant que matière brute qui est en
cause.
Mongo Béti, un résistant hors
pair, a vécu la moitié de sa vie en France. Agrégé de Lettres classiques il a
enseigné la langue française dans ce pays. Pourtant il a donné l’image d’un
anti-français invétéré mais en vérité il était plus subtil qu’il ne le
laissait paraître. Son seul combat, le combat de sa vie était de
nous sortir de la bibliothèque coloniale, « la bibliothèque des idées reçues » selon l’expression d’Edward Saïd. Pour nos pays
« sous-développés » tout doit commencer par-là !
Khalifa Touré
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