L’affaire Ousmane Sonko est fort intéressante et importante d’un
point de vue de la médiatisation politique, mais elle n’est pas encore
essentielle, elle ne touche pas encore à l’essence des choses. C’est un
épiphénomène.
Il faut dire que le
discours politique contemporain tel qu’il est décliné dans les media est
confronté à l’obstacle rédhibitoire de la dénonciation médiatique. Le temps des
media exerce un empire répressif sur le discours politique en le transformant
en une simple actualité qui passe, comme le temps qui passe… C’est pourquoi le
discours politique de dénonciation sera incapable de prendre en compte les
raisons profondes de la corruption des mœurs, le refus de payer les impôts, la
ruse fiscale et autres affaires illicites. Le temps politique refuse de se libérer
du temps médiatique. Le sentiment patriotique et la confiance morale en l’avenir
et à la destination de l’investissement
sont indispensables pour le citoyen qui paye les impôts. Les sénégalais ont
l’esprit du don, ils sont capables de donner, tant qu’ils ont confiance. Ils
contribuent dans les dahiras et donnent à longueur d’années des
« Hadiya » parce que leur geste est soutendue par un sentiment moral
de confiance en une rétribution future. Les sénégalais n’ont pas foi à la juste
destination des impôts qu’on leur demande. Ils n’ont pas forcément raison. Mais
tout est question de foi. C’est au leadership politique d’inventer une mystique
du don soi.
Malheureusement l’élite a perdu ce capital symbolique. Si
pendant ces nombreuses années d’indépendance l’élite francophone qui a
exclusivement géré ce pays avait démontré par des résultats économiques concrets
que le contribuable n’a pas tort de contribuer, beaucoup auraient eu confiance au système étatique de taxation. Nous
sommes victimes de la crise de confiance dans cette affaire qui, à bien des
raisons, confirme des pratiques que tout monde connait : Les exonérations,
la ruse avec la norme qui n’existent pas qu’à l’assemblée nationale. Au même
moment, de petites entreprises qui ont investi dans des œuvres de l’esprit
comme les maisons d’édition locale croulent sous le poids de la pression
fiscale au moment où d’autres sénégalais bénéficient de « privilèges
fiscaux ».
Ousmane Sonko, et toute une génération de jeunes politiques
comme Mansour Ndiaye et même Babacar Diop sont encore vierges de toute pensée,
pratiques et errements traditionnelles de la politique. Mais ils ont le malheur
d’appartenir à un système qui est en train de faillir et dont ils dénoncent la
corruption. Il faudra du temps et même une révolution pour inventer un autre
système. Le modèle francophone, technocratique, islamo-ouolof et bureaucratique
est en train de s’essouffler depuis longtemps. Dès les années 90 le CODESRIA annonçait
la crise profonde du modèle islamo-ouolof qui est le paradigme essentiel qui
informe toutes nos pratiques étatiques et sociétales. Au lieu de contre-valeurs
à dénoncer ce sont les valeurs du modèle qui sont en train, depuis un peu plus
de vingt ans, de révéler leurs propres
limites.
Mais ce qui n’a jamais été suffisamment étudié et documenté est la crise de la « francophonie »
au Sénégal qui en elle-même est un code moral, un mode de vie. Jusque dans les
années 80, dix ans après Mai 68, ce modèle restait encore attrayant, formant des
cadres brillants, monopolisant les espaces séculiers de distribution des gains
politiques et de la rente économique. Mais contre toute attente des phénomènes
puissants de contrepouvoir se sont involontairement ligués pour la réduire en une entité purement symbolique : Il
s’agit de l’exode rural qui depuis les années 70 a jeté des millions de ruraux
dans les villes contribuant ainsi à la modification de l’urbanité individualiste
telle qu’elle était conçue par les cadres occidentalisés. Des ruraux se sont
établis et enrichis en ville. Il ya aussi la contribution importante de
l’émigration qui a remis en cause le pouvoir des cadres francophones qui
faisaient naguère la pluie et le beau temps. Dans beaucoup de villages ils
n’ont plus le vent en poupe, d’autant plus qu’ils gagnent peu. Pour l’élite
francophone, ces deux rouleaux compresseurs sont malheureusement arrivés à un
moment de grande mondialisation où les outils matériels de la modernité (sauf
les concepts) sont accessibles à tous. Les lettrés, au lieu de continuer leur
indispensable mission de forgeron de concepts se sont mis à discuter aux
analphabètes, les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Alors, ils n’ont plus rien à revendre. Pas même le français qu’ils parlent mal
et même douloureusement. Personne n’a remarqué que les patrons sénégalais
s’expriment mieux en français que les ténors syndicaux de l’enseignement. Les
signes de la crise sont partout présents. L’expression de la langue française
au Sénégal est une question de milieu et de classe sociale. La crise de l’école
qui a produit aujourd’hui des cadres qui n’ont rien de superbe sera le dernier
coup de semonce qui va enterrer le modèle élitiste francophone. Elle a perdu de
sa superbe et son charme face à une société qui a déjà pris sa revanche sans
coup férir. Personne ne croit plus aux politiques en costume cravate qui parlent
français à la télé. Ils sont presque suspects aux yeux des ruraux de la ville
et des villages qui ont maintenant tout compris.
Malheureusement tous ces jeunes loups de la politique qui
veulent tout changer sont confrontés à problèmes qui sont essentiels et formidables,
c'est-à-dire effrayants. La principale menace qui guette le Sénégal est la
crise de la culture au sens de « code moral ». La faillite de l’élite
francophone est une défaite d’ordre culturel et moral. Personne ne croit plus
en nous ! Et, relativement, nous n’avons pas encore fait grand-chose disons-le.
Même pas de bons livres. Si la société politique n’a pas la lucidité d’investir
dans la ré-éducation, le ré-armement culturel et moral de l’élite, elle aura
beau dénoncer mais elle ne pourra empêcher ce pays d’entrer en phase de crise
généralisée que personne ne souhaite.
Khalifa Touré
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire