jeudi 29 novembre 2012

Mahamadé Sawadogo, du pays des hommes intègres.





Mahamadé  Sawadogo est un « jeune » et brillant philosophe Burkinabé. Un théoricien en cours et bien certainement un prochain penseur. Partout où ce professeur de philosophie morale et politique est passé en Afrique et en Occident, il y a laissé ses traces de pédagogue rigoureux, presque une « star » de la philo par ses nombreux admirateurs et le respect de ses collègues.

A l’université Cheikh Anta Diop où le professeur Sémou Pathé Gueye l’avait convié pour un séminaire doctoral, les étudiants n’hésitaient pas à enregistrer ses propos à l’aide de Mp3 et de téléphones mobiles. Autant dire que l’homme est talentueux quoique modeste.

Né en 1963 en Haute-Volta, actuelle Burkina-Faso, ce garçon est agrégé de philosophie en 1988, docteur d’Etat en 1992 et professeur titulaire en 2002. Adepte de la philosophie de l’engagement il dit souhaiter « l’alternance radicale au Burkina ». Militant au sein d’un « collectif d’intellectuels engagés» la condition politique du Burkina Faso ne le laisse guère indifférent.

En sus d’être un enseignant passionné, Sawadogo est un chercheur infatigable et un auteur qui cherche la profondeur. Il suffit de lire son essai de philosophie politique « La parole et la cité » pour se rendre compte que Sawadogo ne se contente pas seulement du titre improbable de philosophe. Malgré son jeune âge Sawadogo est un érudit qui maitrise son sujet. Sa profonde connaissance de Hegel qu’il lit en Allemand confère à ses écrits « une texture », d’une densité qui peut étonner à l’époque où beaucoup de « philosophes » se contentent de servir des commentaires empruntés. Les philosophes, sociologues, politologues et surtout juristes gagneraient à lire Sawadogo pour s’imprégner de la philosophie du droit et dans le même temps la distinguer de la théorie du droit. 

«  L’homme de loi représente l’Etat, la collectivité : il ne le contrôle pas. La loi n’est rien d’autre que la volonté de la collectivité élevée à sa propre conscience et, en lui obéissant, le citoyen suit la raison qui est en lui.» écrit-il. Ses réflexions sur l’Etat, l’Etat de droit qui est un pléonasme selon lui, le droit de l’homme, la citoyenneté, font de lui un philosophe de la conscience subjective.

Les nombreuses langues qu’il parle (Moré, Dioula, Français, Anglais et Allemand) font certainement de lui un homme ouvert aux « souffles fécondants du monde. »

KHALIFA TOURE

mardi 27 novembre 2012

A QUOI SERT LE CINEMA ?




« Le cinéma est un moyen d’expression, dont l’expression a disparu, il est resté le moyen »
Jean Luc Godard, immense cinéaste franco-suisse.

 A l’occasion de la cérémonie de clôture du dernier festival de Cannes, le très préoccupé cinéaste anglais Ken Loach, en recevant le prix du jury pour sa comédie sociale « LA PART DES ANGES »,a tenu des propos apparemment anodins, mais qui nous renvoient à la problématique de l’utilité du Cinéma d’une part et de nos rapports avec l’art en général à une époque où les activités les plus sérieuses sont corrompues par le glamour, les paillettes et le m’as-tu vu des stars .

Avec la gravité expressive qu’on lui connait, il a dit en substance la chose suivante : « Le festival de Cannes nous montre que le cinéma n’est pas un simple divertissement. Il nous montre ce que nous sommes et comment on devrait être dans ce monde. »
Le Cinématographe (pour parler comme Robert Bresson) est l’art du spectacle le plus populaire de l’époque moderne. Mais cette popularité n’était pas évidente au début. Le cinéma qui est un art moderne a d’abord été une affaire de techniciens et puis ensuite « la chose » des écrivains, un prolongement de la culture d’écriture qui est l’une des empreintes fondamentales de la tradition « euraméricaine » et orientale. Certains chercheurs remontent à l’époque des cavernes, aux peintures rupestres pour faire la genèse du cinéma, d’autres plus modérés, affirment que le cinéma s’origine indubitablement aux « ombres chinoises » de l’antiquité, les philosophes tirent la couverture à eux en affirmant que l’idée cinématographique tire sa source dans l’allégorie de la caverne de Platon puisque le cinéma est l’art de la projection d’une écriture sous forme d’images , et les plus réalistes disent que le cinéma en tant que technique cinématographique a été inventé par les frères Lumières en 1895 avec le tournage de deux films : La sortie des usines lumière et L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat.

 Les frères Lumières, c’est la phase technique du cinéma, mais le véritable inventeur de l’art cinématographique fut le génial George Méliès ; il est le premier des cinéastes, le premier créateur à être conscient que le cinéma peut être un langage, un ensemble de signes, une écriture, un moyen d’expression comme le théâtre, la grande musique, la littérature, la peinture et l’opéra. Voilà la petite histoire, d’où l’importance aujourd’hui de la sémiologie cinématographique pour décrypter les images subliminales que projettent les œuvres des grands cinéastes. Ce génie qui a fait œuvre de pionnier avec son fameux LES QUATRE CENTS COUPS DU DIABLE (1906) est aujourd’hui l’objet d’un excellent hommage de la part du grand cinéaste Italo-américain Martin Scorsese, avec son film HOGO CABRET.

Aujourd’hui nous avons des cinéastes, des réalisateurs ou metteurs en scène et des films- makers. Trois catégories qu’il faut distinguer. Il ya beaucoup de films-makers ou faiseurs de films et peu de grands cinéastes. Un cinéaste est d’abord un poète dont le mode d’expression est le cinéma et qui par le truchement des films crée son propre univers artistique : Orson Welles, Charles Chaplin, Robert Bresson, Eisenstein, Jean Renoir, Ingmar Bergman, Jean Vigo, Karl Dreyer, Marcel Carné, Federico Fellini, Vittorio De Sica, Roberto Rossellini, Fritz Lang, Murnau, Kenji Mizoguchi et Akira Kurosawa furent d’authentiques poètes du cinéma. Mais la race des grands metteurs en scène n’est pas éteinte. Aujourd’hui avec l’univers burlesque de Woody Allen , le néo-surréalisme de Léo Carax, le post-modernisme violent et dialogué de Quentin Tarentino, l’onirisme et la fantasmagorie de Tim Burton, le symbolisme explosif de Djibril Diop Mambéty( décédé), l’éclectisme gigantesque de Steven Spielberg, le réalisme fantastique d’Elia Souleymane, le monisme existentiel de Térence Malik, le réalisme social des frères Dardenne, l’univers narratif fragmenté de Alejandro Gonzalez Innaritu et les contes chaotiques et bruyants d’Emir Kusturica le cinéma est promu à un bel avenir.

 Le cinéma est donc un langage, un ensemble de signes, de codes, de données filmiques dont la compréhension n’est pas immédiate. Voilà le paradoxe du cinéma : un art à la fois populaire et complexe. C’est la raison pour laquelle, le cinéma, au cours de son évolution, s’est divisé entre « cinéma grand publique » et « cinéma d’art et d’essai » ; et bien d’autres divisions, « cinéma indépendant », « films de studio », « films d’auteurs », « cinéma expérimental », « cinéma underground » etc. Cette complexité d’un art de plus en plus décadent nous a valu de talentueux écrivains comme Georges Sadoul dont les écrits sont entièrement consacrés au cinéma, des historiens et critiques d’art comme François Truffaut et aujourd’hui des critiques de cinéma qui n’ont même pas vu « Sunrise » du grand cinéaste Murnau comme le dit si bien Claude Chabrol, l’un des chefs de file de la nouvelle vague.

 Ce propos de Claude Chabrol partagé par Claude Berri, un autre « jeune vieux » cinéaste, exprime le malaise et l’incompréhension qui existe aujourd’hui autour de la problématique de la réception d’une œuvre cinématographique. Lors d’un récent festival de Cannes le grand cinéaste franco-polonais Roman Polanski s’est énervé lors d’une conférence de presse face aux « questions débiles » de journalistes en disant « vous ne savez rien de ce que l’on fait ». Autant dire que le principal ennemi du cinéma aujourd’hui c’est l’inculture générale qui frappe l’homme contemporain. Le cinéma est sans conteste la plus grande découverte esthétique du 20ème siècle.« Ignorer le cinéma, ses problématiques et son histoire est une lacune grave dans la culture de l’honnête homme » a écrit Roger Caratini. 

Aujourd’hui une approche du cinéma qui ne tient pas compte des courants et des genres se justifie par une volonté d’aller au-delà des clivages mais elle a le malheur de desservir le grand public et les jeunes qui veulent devenir des cinéphiles. Regardez cette liste des dix meilleurs films d’horreur qui circule sur Internet ; une liste où la plupart des films cités sont plutôt des films fantastiques. On peut dire que tous les films d’horreur sont fantastiques au sens premier du mot mais tous les films fantastiques ne sont absolument pas des films d’horreur. « The Shining » de Stanley Kubrick n’est pas un film d’horreur comme il est écrit dans ce palmarès. Voilà où nous mène la négligence de l’esthétique des genres cinématographiques.

Ne parlons pas de l’expressionnisme de la grande école Allemande (avec Murnau et Fritz Lang) qui a fortement influencé Orson Welles (réalisateur du plus grand film de tous les temps Citizen Kane dit-on et même le fantasmagorique Tim Burton aujourd’hui), l’impressionnisme d’époque (avec Germaine Delluc, Abel Gance), le réalisme poétique français (dont le chef de file est marcel Carné), le néo-réalisme italien (avec Roberto Rossellini et Vittorio de Sica), la nouvelle vague avec Claude Chabrol, Jean Luc Godard et autres. Tout ce grand patrimoine cinématographique est aujourd’hui ignoré au profit d’un regard puéril et ludique sur le cinéma. Avant de s’affranchir des courants et des genres il faut d’abord les connaitre et les comprendre.

 Les cinéastes sont des artistes qui tirent leurs sources d’inspiration dans les représentations qui informent les différentes civilisations auxquelles ils appartiennent. Aussi les références biblique, homérique, dantesque, dionysiaque ou apollonienne sont-elles foisonnantes dans le cinéma occidental. Le schéma narratif reste universel, mais la différence réside dans le fait qu’un cinéaste anglo-saxon, un oriental ou un africain n’ont peut-être pas le même rapport avec le temps et l’espace. Ils n’auront certainement pas le même univers mental, les mêmes fantasmes et partant les mêmes films. Un « film africain » ne ressemblera jamais à un « film américain ». Cette question n’a rien à voir avec les moyens ou la technologie, c’est plutôt une problématique d’ordre esthétique.

 L’interrogation sur l’esthétique cinématographique est inséparable de la question « A quoi sert le cinéma ? ». Cette question banale en apparence est plutôt d’ordre esthétique, elle n’est pas utilitariste. Dire que le cinéma est inutile est une sottise, mais là n’est pas la question, le cinéma étant une industrie qui rapporte des milliards dans tous les pays qui le prennent au sérieux, les pays où il entre en ligne de compte dans les politiques culturelles. Cette question est souvent posée en rapport avec le contenu « politique » d’un film ou l’engagement d’un cinéaste. Tous les cinéastes sont engagés. Les postures esthétiques sont en vérité des formes d’engagement politique

La valeur d’un film ne se mesure pas à l’aune de l’esprit combattant que le réalisateur y imprime. Un bon film n’est pas toujours un film actuel, un film « réel » ou soi-disant engagé. Tout le problème des films africains est là, qui insistent davantage sur le sujet au détriment de l’objet. Le cinéma de l’Afrique au sud du Sahara n’est pas encore affranchi de l’ethnologie qui est une science « coloniale ». Il a besoin de se libérer, de s’envoler, d’être plus personnel que politique ou sociologique. C’est un cinéma qui n’est pas subtil. 

Des cinéastes comme le Malien Souleymane Cissé, feu Djibril Diop Mambéty, le mauritano-malien Abderrahmane Cissako et le Tchadien Mahamat Saleh Haroun l’ont compris. Ce dernier après avoir obtenu le prix du jury au festival de Cannes a reconnu qu’il n’ya pas suffisamment d’idées dans les films africains. Mais ce travers n’est pas l’apanage du cinéma africain (Le cinéma américain est écrasé par son propre gigantisme grandiloquent, le cinéma français par l’exception culturelle française, le cinéma Allemand est mort et il doit être ressuscité ,les cinémas Russe, Danois et Suédois ,prestigieux dans le passé, souffrent aujourd’hui de cloisonnement, le cinéma Indien ne sait que faire entre modernité et tradition. Les deux cinémas montants aujourd’hui restent le cinéma coréen et surtout le cinéma mexicain.

 L’exception remarquable en la personne de Sembène Ousmane est à noter à suffisance. Ce pionnier du Cinéma africain a produit des films incandescents par leur niveau d’engagement politique (Sembène est, avec le philosophe Hamady Aly Dieng les deux seuls grands dissidents  Sénégalais que je connaisse), mais Sembène fut un narrateur redoutable, un dialoguiste rigoureux. Il n’était pas un homme qui avait simplement des idées, il savait les mettre en scène, ces films avaient une tonalité propre. 

Quant au cinéaste franco-algérien Rachid Bouchareb, son film « Hors la loi » a provoqué une levée de bouclier sans précédent lors de sa projection au festival de Cannes. Les anciens combattants de l’armée française l’ont accusé d’avoir tronqué les fameux événements de Sétif qu’il aborde dans le film. Depuis des années Bouchareb s’est consacré à la reconstitution cinématographique de faits historiques. « Indigènes » son film tourné auparavant a eu un tel succès médiatique et critique que, dit-on, l’Etat français s’est décidé à « décristalliser » enfin les pensions des tirailleurs Sénégalais. Mais il ne faut pas s’y tromper, les films les plus dérangeants ne sont pas forcément les films à contenu politique prononcé.

  Le cinéma est par essence irrévérencieux par son inclination à montrer ce qui est caché. Aussi le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro a-t-il raison de dire que le contenu subversif du cinéma réside dans sa tendance irrépressible à échapper au manichéisme.
Ces dernières années plusieurs films ont eu maille à partir avec les autorités politiques religieuses ou bien avec le public. L’Eglise a beaucoup « souffert » du cinéma : La dernière tentation du Christ, Da Vinci Code, The Magdalena Sisters, Le crime du père Amaro, Amen etc. Le film « Persépolis » de la franco-iranienne Margiane Satrapi n’a pu être diffusé en Tunisie, en Iran Jahfar Panahi est toujours en prison, au Sénégal « Karmen » de Joe Gai Ramaka est censuré par les lobbies politico-religieux, en France un film de Virginie Despentes a été carrément interdit, aux USA The « Redacted » de Brian De Palma a failli être censuré. 

La censure en vérité, est un acte politique qui vise à s’attaquer à l’idéologie véhiculée par un film. L’acte de censure est une posture idéologique en lui-même, c’est paradoxal. Mais il ne faut pas s’y tromper, tous les films véhiculent peu ou prou une certaine idée. Les films ouvertement propagandistes et commandités par un état, comme les films fascistes, n’existent presque plus. Il peut arriver au cinéaste d’être victime de l’hégémonie culturelle et de véhiculer l’univers idéologique qui l’environne.

 La grande « idéologie » qui pèse sur le cinéma d’aujourd’hui c’est plutôt l’argent. Voilà tout le problème du cinéma hollywoodien. Les films hollywoodiens, qui ne sont pas forcément mauvais, loin s’en faut, sont défigurés et modifiés par la toute puissance de l’argent qui oblige les metteurs en scène à faire des concessions. A Hollywood le dernier mot ou « Final Cut » appartient au producteur et non au metteur en scène. C’est une forme de censure qui fait se développer un autre cinéma indépendant, plus libre et davantage créatif.

 Le cinéma, ça n’est pas seulement de grands metteurs en scène, c’est aussi des techniciens dont le plus distingué aujourd’hui est le directeur de la photographie dont le travail devenu artistique est incontournable pour la compréhension d’un film. Et last but not least, les acteurs sans lesquels il ne saurait y avoir de cinéma. Que serait le cinéma sans les comédiens géniaux comme Charlie Chaplin, Buster Keaton, Lon Chaney, Michel Simon, Louis Jouvet et Marlon Brando ou encore des acteurs inoubliables comme John Wayne , Franco Nero, Jean Paul Belmondo, Robert De Niro, Al Pacino, Amin tab Bachan, Marcello Mastroianni, les talentueux Gérard Depardieu et Daniel Auteuil, , la magnifique Catherine Hepburn, l’énigmatique Romy Schneider, l’immense Marlene Dietrich, les grandes dames Simone Signoret et Michelle Morgane, la très constante Meryl Streep et aujourd’hui les « performers » Bill Murray, Daniel Day Lewis, Sean Penn, Forrest Withaker, Jodie Foster, Javier Bardem, Tom Hanks, Adrien Brody, Tim Robbins et le très mature Michel Bouquet ?

 KHALIFA TOURE



lundi 26 novembre 2012

Djibril Diop Mambety, le poète de Colobane.





L’art n’est peut-être pas une théorie de la connaissance comme la philosophie mais il reste une source insoupçonnée de savoir qui nous échappe. On peut même dire de façon prosaïque qu’il est des artistes qui sont de loin plus profonds que ne le sont certains philosophes. Le cinéma de Djibril Diop Mambéty est malheureusement une de ses œuvres artistiques dont la contribution au dévoilement du réel n’est pas suffisamment mise en exergue.

Cinéaste de l’étrange, du non-dit et de l’impensé, Djibril Diop Mambéty est sans nul doute l’un des créateurs africains les plus explosifs. Acteur, metteur en scène et scénariste, ses œuvres n’ont certainement pas finis de nous révéler les secrets de la vie. Il n’a jamais cessé de nous entrainer dans les méandres de la ville africaine, des bas-fonds, chez les petites gens, les laissez pour compte, « les damnés de la terre ».

Cinéaste de l’urbanité, de l’underground et de la « perversion » des villes qui fabriquent fatalement un lumpenprolétariat réduit au silence comme ce vieux casseur de pierres dans « la petite vendeuse de Soleil ». Cinéaste déroutant par son symbolisme pourtant transparent, ses dialogues décalés et son nihilisme esthétique qui lui vient de la lecture de Nietzsche, Djibril Diop « sacrifie » la narration au profit visuel et du symbolique. En une image, il exprime beaucoup de choses. Djibril Diop est le cinéaste du fourmillement et de la multitude d’images suggérées. Quel paradoxe !

La posture esthétique de Djibril Diop est éminemment politique. Mambéty est un révolté qui ne crie pas sa colère sur tous les toits. Derrière son calme apparent il ya une colère zénithale. Regardez ce chemin de croix effectué par une Afrique dévaluée à travers sa monnaie symbolisée par le personnage de « Marigo » dans « LE FRANC » qui traine avec une porte et tombe plusieurs fois comme Jésus Christ sur le chemin du mont Golgotha ! Que dire de ce monisme religieux et syncrétique des africains dans la mémoire de qui sonnent le chant du muezzin et l’image du héros Ceddo toujours exprimé dans « LE FRANC » ? Chez Djibril Diop nous avons tout intérêt à chercher des réponses à nos contradictions telles que exprimées dans « HYENES » où les hommes cannibalisent leurs semblables comme les bêtes sauvages et cela à vil prix.

Mambéty a tenté de nous révéler une certaine modernité africaine par une réinvention de l’écriture cinématographique. Voilà sa grande contribution. Du reste, il est jusqu’ici le seul cinéaste Sénégalais en compétition officielle au festival de Cannes. C’était en 1992 avec « HYENES ».

Né à Dakar en 1945, Mambéty est décédé le 23 Juillet 1998 emportant avec lui les secrets de sa fêlure qui était déjà manifeste dans « Touki-Bouki », son premier long-métrage.

Khalifa Touré

samedi 24 novembre 2012

LE MARABOUT, LE TALIBE ET LE POLITICIEN




Les récents événements  politiques au Sénégal à l’occasion de l’élection présidentielle ont manifestement mis aux prises trois acteurs importants du modèle social sénégalais : le disciple dit talibé, le marabout et le politicien. Il importe, pour comprendre la genèse de l’Etat moderne du Sénégal, de décrire et d’analyser l’entrecroisement de ces trois acteurs. 

 Les rapports entre le pouvoir politique Sénégalais et les confréries sont de nature si l’on peut dire « commerciale » au sens latin du terme. Un regard perçant et historique sur ces deux entités fait découvrir qu’il y a un commerce, un « new deal », entre le pouvoir politique et les confréries depuis les indépendances. Tout au début, ce commerce ne relevait pas en vérité de la corruption ou du « soutien mercenaire » comme on le voit aujourd’hui  mais plutôt de la redevance politique. Les relations étaient plus nobles et moins rustres qu’aujourd’hui.

 En effet  « La politique de la mallette » est une pratique nouvelle liée à la perversion des anciennes  relations d’alliance entre marabouts et politiciens. Elle relève de la diplomatie de l’ombre pratiquée par une nouvelle race de politiciens et de marabouts sans envergure. « Les choses » ne se passaient pas aussi « crument » à l’époque des premiers marabouts. 
C’est devenu une affaire de corruption plus ou moins ouverte. L’épisode le plus illustratif en l’occurrence est cet incident survenu dans un chef-lieu de confrérie où un conseiller du président(Wade), est allé voir le khalife avec une mallette pour le convaincre de revenir sur sa position en faveur de la démission d’Abdoulaye Wade. La réaction négative des disciples et fils du marabout ne s’est pas fait attendre.

Le fait historique est établi donc  que les premiers pouvoirs politiques, Senghor et ses partisans, se sont allié les puissants marabouts de l’espace ouolof pour trouver une base solide à l’Etat du Sénégal naissant. Déjà à l’époque coloniale, les principales confréries, favorisées par leurs positions géographiques  se sont  retrouvées malgré elles au centre de la puissante machine coloniale de création et de redistribution des biens sociaux, politiques et économiques. 

Au départ des colons, les choses se sont renforcées par un phénomène de continuité postcoloniale. Les premières autorités du Sénégal « indépendant » ont, par réalisme politique, bâtit  l’Etat du Sénégal moderne sur le modèle ouolofo-confrérique. Une approche purement juridique de l’Etat du Sénégal moderne peut fâcheusement  escamoter cette partie importante  de la genèse de nos institutions étatiques.

 Selon les travaux scientifiques réalisés par le CODESRIA, le paradigme dominant au Sénégal est le modèle islamo-ouolof, autrement dit le modèle ouolofo-confrérique(Cf. Le Sénégal trajectoire d’un Etat). L’Etat du Sénégal a été bâti avec « la bénédiction » de ce modèle dominant. Il y eut « un contrat social tacite » entre les marabouts et les premiers hommes politiques ; contrat fondé sur un  soutien massif des confréries au pouvoir politique. 

En revanche l’Etat contribuait par tous les moyens, y compris financiers, à la stabilisation des confréries et perpétuer du coup, l’hégémonie culturelle  maraboutique, à une époque où la citoyenneté était balbutiante au Sénégal et que les marabouts pouvaient, sans difficulté aucune, livrer le vote communautaire des Talibés aux hommes du pouvoir politique. Depuis lors, les choses ont sensiblement évoluées avec l’émergence de l’individu, la forte urbanisation, l’essor des media et les effets politiques de la globalisation en termes d’ouverture culturelle.

Tout cela peut faire dire que les confréries musulmanes au Sénégal participent de l’Etat en ceci que les marabouts et les hommes politiques ont co-fondée l’Etat du Sénégal. Les confréries sont peu ou prou la base sociale de l’Etat du Sénégal moderne. L’erreur méthodologique serait de penser que l’Etat du Sénégal et les confréries sont deux entités politiques distinctes. Tous les deux participent du même ordre d’ « hégémonie culturelle », pour parler comme Antonio Gramsci

Ainsi une « laïcité Sénégalaise » a été savamment inventée avec ses paradoxes dont le principal est un pouvoir politique fondé sur le modèle de la république laïque  universelle mais légitimé par les ordres religieux  à travers  des rituels réguliers dont l’envoi d’une délégation officielle lors des Gamou et Magal et par l’échange de bons procédés.( Regardez aujourd’hui cette grave incongruité de ce procureur qui va chercher du pouvoir et du soutien auprès de chefs religieux. D’un point de vue de la séparation des pouvoir ce geste est gravissime)

Les confréries musulmanes au Sénégal ne sont donc  pas de la société civile, tout compte fait. Elles participent donc de la société politique. Elles ont une posture politique naturelle et historique en faveur de l’hégémonie culturelle qu’elles ont  co-fondée. 

Dans cette perspective il est à noter donc des interférences normales, vue la configuration  du modèle, entre les deux espaces politiques et confrériques, qui en fait ne sont que l’envers et l’endroit de la même structure. Ainsi des empiètements politiques fréquents dans l’espace religieux sont à noter, et  vice versa. Des hommes politiques qui demandent aux marabouts d’intervenir pour apaiser la situation politique ou des marabouts qui demandent ouvertement des services à l’Etat en termes de dus.

Mais les rapports entre pouvoir politique et pouvoir confrérique ont sensiblement évolués. Ce changement  a suivi les contours de l’évolution politique et  religieuse  même de la société sénégalaise de l’époque coloniale à nos jours.  Ces rapports ont subi aussi les influences  de l’évolution socio-économique du pays. En effet  à côté des redevances régulières reçues par les marabouts sous forme de soutien matériel et financier, les Cheikh ont pour la plupart développé des activités économiques selon l’importance du secteur dans l’économie Sénégalaise.

 C’est ainsi que l’on est passé des marabouts de l’arachide aux marabouts de l’immigration et des visas. Mais retenons que cela n’a pas pour autant produit une véritable indépendance des marabouts vis-à-vis des politiques.
Ceci s’explique par le fait que  les liens entre les deux entités sont historiques, symboliques et quasi organiques. Même si les politiques ne donnent pas de l’argent aux marabouts, ces derniers sont toujours enclins et même tentés de donner des mots d’ordre politiques plus moins ouvertement en raison de ces liens susnommés. 

La culture politique des marabouts est une culture politique de « défense et illustration » de l’ordre et du pouvoir établi. Il est important de souligner que ceci relève bel et bien de la culture politique qui est de plus en plus changeante avec l’évolution de la culture intellectuelle de jeunes marabouts et des talibés influents qui tentent de dissocier tant bien que mal l’ordre religieux et l’ordre politique. Il faut souligner d’autre part qu’il y eut des familles maraboutiques dans les confréries qui ont développé une culture de défiance vis-à-vis de l’Etat convaincues qu’elles étaient que le modèle de la république laïque universelle  est un égarement dans un pays à forte sociologie musulmane.

 Cette manie qui consiste aujourd’hui à demander instamment aux marabouts d’intervenir pour régulariser le champ politique relève de la naïveté lorsque l’on sait que la culture politique de la plupart des marabouts les empêche de s’adonner à cet exercice périlleux, handicapés qu’ils sont par ce « new deal primordial » de soutien mutuel entre l’Etat et les guides religieux(les traditions ont la peau dure). Mais avec l’émergence d’un nouveau type de marabouts et de talibés sécularisés, des voix s’élèvent pour nuancer cette position primordiale et prendre des libertés par rapport au « Ndigeul politique »  des confréries.

Le Ndigeul est l’ordre religieux détenu par le Primus confrérique en l’occurrence  le Calife, qui garantit la discipline confrérique fondée sur le culte de la personnalité et l’obéissance au cheikh. Mais de plus en plus il est timidement remis en cause par des citoyens qui se disent «  hommes libres » devant le choix politique.  De plus en plus des « para-Ndigeul » se font entendre en périphérie ; ce qui contribuera à la longue à la dissolution de l’autorité confrérique.

Depuis les élections de 1988 nous assistons à un effritement lent et progressif du Ndigeul politique  lié non pas à une remise en cause de l’autorité des confréries mais à l’émergence d’un nouveau type de citoyen, libre et moins communautariste que son compatriote des années 60 et 70. Le Ndigeul n’est pas mort mais lorsqu’il a un contenu politique, il met de plus en plus mal à l’aise les talibés qui sont  très politisés et appartiennent à plusieurs chapelles politiques.

L’année 2000 qui a coïncidé  avec l’alternance a vu des citoyens se démarquer ouvertement des Ndigeul politiques. C’est comme qui dirait, quand la pilule du Ndigeul est trop forte les citoyens hésitent à l’avaler. C’est la raison pour laquelle avec le règne des petits fils qui sont moins charismatique que leurs aïeuls, les marabouts hésitent maintenant à donner des Ndigeul explicites, de peur d’être désavoué.

Au surplus, des marabouts s’engagent ouvertement pour l’action politique. Cet engagement est peut-être  lié au phénomène de « la revanche des sociétés » constaté dans certains pays africains, phénomène lié à l’évolution et à la modernité. En effet depuis les années 90 nous assistons au Sénégal au passage progressif de la démocratie des lettrés francophones à la démocratie des élites. Or les marabouts et même certains leaders du Showbiz font partie intégrante de l’élite. Ce qui donne un fondement, du moins une explication, à leur engagement politique.

Les marabouts politiciens sont aussi attirés par la société politique qui est la seule sphère de création et de distribution du pouvoir dans l’espace laïc contrairement aux pays développés où il existe d’autres instances de légitimation et de reconnaissance  sociale.

Par ailleurs une explication d’ordre psychologique peut être avancée: les marabouts, vu leur statut d’origine, sont naturellement attirés par le pouvoir et la reconnaissance sociale. La société politique étant maintenant ouverte (avec l’ouverture démocratique et la floraison médiatique), ils sont tentés d’aller chercher ce gibier qui manquait à leur tableau de chasse, gibier détenu par des citoyens « ordinaires » qui leur tient la dragée haute et qui selon eux n’ont pas plus de mérite.

Si l’on s’intéresse aussi au profil de ces marabouts on se rend compte que ce sont des marabouts quasi sécularisés (si l’on donne à ce mot un sens local). En effet la plupart de ces marabouts engagés politiquement ont des activités « laïques » parallèles ou bien un cursus intellectuel en dehors de l’école coranique traditionnelle.
 Quoi qu’il en soit, c’est le Talibé qui se trouve noyé dans ce tourbillon politico-religieux qui rend opaque la démocratie Sénégalaise puisque les règles du jeu ne sont pas clairement établies. 
 On a tout faux de parler de grande démocratie au Sénégal puisque ses deux grandes valeurs que sont la liberté et l’égalité ne sont pas suffisamment ancrées dans notre modèle de société.
 Le Sénégal reste une société relativement inégalitaire.

KHALIFA TOURE